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piquillo alliaga.

quillo considéra avec plus de sang-froid et sa situation actuelle et le sacrifice qu’il acceptait. Aïxa ne pouvait plus être à lui ; les liens du sang s’y opposaient. Que lui importaient alors les nouveaux obstacles que Dieu et les hommes élevaient entre eux ! Par lui Aïxa vivrait ; par lui Yézid serait la gloire et la consolation de son père ; il s’acquittait envers le vieillard qui lui avait ouvert les bras et l’avait adopté. Il donnait plus qu’il n’avait reçu, et puis cette religion qu’on lui imposait, il l’avait appréciée ; son cœur et sa raison lui disaient qu’elle était sublime, charitable et consolante, qu’elle secourait le pauvre et protégeait l’opprimé. Si on persécutait, si on torturait en son nom, le crime était non pas à elle, mais à ses ministres, et il y avait pour lui encore un noble rôle à remplir, celui de lutter contre ses bourreaux et de leur arracher leurs victimes. Dieu même l’envoyait peut-être dans les rangs ennemis pour y porter des paroles de paix et de clémence et pour servir ses frères plus utilement encore que s’il fût resté parmi eux.

Soutenu par ces pensées et surtout par l’idée d’avoir fait son devoir, Piquillo s’endormit, et dans ses rêves, il crut entendre la voix du vieillard qui le bénissait et lui disait : Merci, mon fils ! Il crut voir Aïxa et Yézid se pencher vers lui et lui dire : Tu as racheté nos jours au prix de ton bonheur… et ce bonheur, notre affection te le rendra.

Le lendemain pâle, et défait, mais le cœur plein de courage et décidé à son sacrifice, il se rendit chez le père Jérôme, où Escobar se trouvait, et d’une voix ferme, il leur dit :

— Je veux être chrétien.

Les deux prêtres tressaillirent de joie.

— Ah ! je vous le disais bien, s’écria le prieur, la grâce vous a touché plus encore que mes soins, et vous voilà comme je le désirais, venant de vous-même vers nous pour nous demander le baptême !

— Je veux plus, je veux me consacrer au service des autels.

Escobar poussa un cri de joie, et lui sauta au cou en lui disant :

— Mon fils ! mon fils ! vous faites bien, et Dieu, qui vous inspire, vous en récompensera. La route qui s’ouvre devant vous est la seule par laquelle on arrive, et tous ceux chez qui brille l’intelligence ou l’esprit se hâtent de la prendre. On verra peut-être luire un siècle privilégié qui est bien loin encore, où l’instruction et le mérite permettront d’aspirer à tous les emplois et de parvenir à toutes les sommités ; mais, de nos jours, le moine peut seul jouir de cet avantage, le moine est le seul qui n’ait pas besoin de naissance et puisse se passer d’aïeux. Le moine, fils du laboureur ou du muletier, voit tous les grands de la terre se prosterner à ses pieds. Le moine qui se distingue dans son couvent, devient prieur, devient abbé, devient général de son ordre. Dès lors, il est admis au conseil de Castille, il peut aspirer à tout. Ce sont les rois qui s’inclinent devant lui et qui le consultent. Cette carrière, cette destinée sera la vôtre ! je vous le prédis, et vous verrez qu’Escobar ne se trompe point !

Piquillo, qui l’avait à peine écouté, continua froidement :

— Je veux prononcer des vœux… à une condition, c’est qu’aujourd’hui même et devant moi, vous allez annoncer cette résolution à monseigneur Ribeira, archevêque de Valence.

— À l’instant, s’écria le père Jérôme, qui voyait se réaliser ainsi ses rêves les plus ardents, l’élévation de l’ordre, l’humiliation de l’archevêque, et une autre promesse encore qu’il avait à cœur de remplir.

En ce moment on annonça le duc d’Uzède ; il lança sur le pauvre novice un regard de courroux et d’indignation : « Encore lui ! » murmura-t-il. Piquillo répondit à cette nouvelle insulte par un regard d’indifférence et d’oubli, et rentré dans sa cellule, il y resta plusieurs jours sans voir personne, seul avec lui-même ou plutôt avec Dieu, lui demandant maintenant la force d’accomplir son sacrifice.

Le duc d’Uzède, en le voyant sortir, se tourna vers les deux prêtres avec un air d’impatience et de dédain.

— Eh bien, mes pères, où en sommes-nous ? en finissons-nous ?

— Tout est fini, monseigneur, lui dit le supérieur en se frottant les mains d’un air de triomphe. Nous vous l’avions promis.

— Vous raillez, mon père… ce n’est pas possible !

— C’est réel, monsieur le duc, vous voilà délivré d’une paternité douteuse ! Ce prétendu fils ne viendra plus par sa présence rappeler à Votre Seigneurie un passé pénible, et ne pourrait plus, même quand il le voudrait, faire le scandale que vous redoutiez. Il ne sortira plus de ce couvent où il va s’engager. Il prononce ses vœux.

— Allons donc ! dit le duc d’un air d’incrédulité ; lui qui avait résisté à toutes les séductions de l’archevêque de Valence !

— Il cède à notre éloquence persuasive, et je m’empresse d’en prévenir le saint prélat, dit le père Jérôme en lui montrant la lettre qu’il venait de commencer pour Ribeira.

— Et qui a pu produire une pareille conversion… je veux dire un pareil prodige ?

Le père Jérôme se retourna et désigna du doigt Escobar.

— Vous, mon père ? s’écria le duc avec étonnement et respect.

Escobar s’inclina avec humilité, et aux questions multipliées du duc il fallut bien répondre en déroulant le plan tracé, exécuté et suivi par le révérend père Escobar pour la plus grande gloire du ciel et surtout celle de l’ordre. Humilier Ribeira, l’emporter sur lui, amener ce Maure, cet hérétique, à se faire chrétien, c’était bien ; mais l’amener à se faire moine ! cela tenait du miracle. Voilà pourquoi l’habile prieur l’avait tenté. Outre le mérite de la difficulté vaincue, c’était gagner à leur ordre un sujet distingué, un homme d’instruction et de talent qui pourrait leur faire honneur (et dès ce temps-là déjà, ils cherchaient à attirer à eux tous les genres de mérite) ; et puis cela rendait service, par occasion, au duc d’Uzède, leur allié, qui, par fatuité, ne doutait point de sa paternité, mais qui, pour mille raisons de rang et de convenances, aimait mieux placer un bâtard à lui dans un couvent que dans le monde.