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piquillo alliaga.

digne de vous, que cette hospitalité ne fût pas achetée au prix de ma liberté et de ma croyance.

— Et telle n’est pas notre volonté, s’écria vivement le père Jérôme ; nous avons dû, dans les intérêts du ciel et dans les vôtres, chercher à vous attacher à nous ; l’archevêque de Valence avait employé deux mois à vous torturer, nous avons demandé le même espace de temps pour vous éclairer et vous instruire. Nous voici à la moitié de ce terme ; dès qu’il sera écoulé, si nous n’avons pas su par la persuasion vous amener à nous, aucune tentative, je vous le jure, ne sera faite pour ébranler votre foi et vous en faire changer ; si alors vous restez encore ici, ce sera comme notre hôte, notre ami, et autant que le soin de votre liberté vous rendra cet asile nécessaire.

En achevant ces mots, il tendit la main au jeune homme, qui la saisit avec reconnaissance, la porta à ses lèvres, et lui dit avec émotion :

— Pardon, mon père, de vous avoir méconnu. Je vous remercie de vos généreuses promesses, et j’y compte.

Il s’empressa de regagner sa cellule, où par bonheur Escobar n’était pas. Il s’enferma, souleva le sablier, y vit la lettre que Gongarello avait cachée, la prit d’une main tremblante, et respirant à peine, lut ce qui suit :

 « mon fils ! »

Ému et attendri, il se hâta de regarder la signature ; c’était celle de Delascar d’Albérique.

« Mon fils, voici la première fois que je vous écris, et c’est pour vous associer à mes douleurs ! Tout m’accable à la fois. J’ai appris par Gongarello, qui vous remettra cette lettre, votre captivité au couvent d’Alcala. Pour avoir tué en duel un chrétien, pour avoir défendu sa sœur, Yézid, votre frère, est condamné ; et Aïxa, plongée dans les prisons de l’inquisition comme complice de la mort du duc de Santarem, suivra peut-être son frère au bûcher. Je ne vous parle pas de moi, le sort de mes enfants sera le mien ; mais pendant que je pleurais sur eux, est venu à moi un prêtre des chrétiens, celui qui commande dans notre province et qu’ils nomment l’archevêque de Valence, ce Ribeira que vous avez mortellement offensé. « Je suis membre du saint-office, m’a-t-il dit, je sauverai vos deux enfants, si en expiation vous me livrez le troisième, c’est à lui de vous racheter tous. Et voici à quelles conditions : Non seulement il recevra le baptême qu’il a repoussé, mais il se consacrera au Seigneur par des vœux éternels. »

Voilà ce qu’il a osé dire, mon fils, et je ne voulais pas d’abord vous l’apprendre, mais j’ai pensé que plus tard vous me maudiriez peut-être de vous l’avoir caché. On vous demande plus que vos jours ; on demande votre culte et votre foi ; on veut que vous soyez coupable et parjure. Fidèle aux lois de ses ancêtres, votre père n’a rien à vous dire !… il pleure et il attend ! Mais dans le désespoir de son cœur, il demande au Dieu de ses pères, comme au Dieu des chrétiens, si celui dont le crime est de sauver tous les siens n’est pas béni sur terre et pardonné dans le ciel !

 « Delascar D’Albérique. »

Que devint Piquillo en lisant cette lettre ! Pâle et inanimé, il tomba sur une chaise et y resta longtemps sans pouvoir même réfléchir ; il ne voyait rien.. tout était nuage et confusion à ses yeux et dans son cœur… Il n’avait plus d’idées… il ne pensait plus ! il ne souffrait même pas encore… car il ne vivait pas. Enfin avec le sentiment de la vie il retrouva celui de la douleur, il relut cette lettre et commença à comprendre toute l’étendue de son malheur. Puis, peu à peu, toute sa raison lui revint, il sonda alors d’un coup d’œil effrayé la profondeur de l’abime qu’il n’osait pas même contempler d’abord.

Lui qui, au prix de sa vie voulait délivrer Aïxa et Yézid, avait leur salut dans ses mains. Il n’avait qu’un mot à dire… mais ce mot qui les sauvait le perdait à jamais ! Il voulait bien donner ses jours, mais donner son âme et sa conscience à ses persécuteurs… partager leurs principes, marcher dans leurs rangs, prononcer des vœux éternels, devenir le ministre du Dieu des chrétiens, de ce Dieu qui avait ordonné le massacre de ses frères, et qui dans ce moment le condamnait au malheur ! Mais Yézid, à qui il devait tant ! mais Aïxa qui était sa sœur !… Ah ! bien plus encore… Aïxa allait donc marcher au bûcher ?..

Succombant à ses douleurs, il cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter. Puis, repassant dans sa pensée tous les maux qui l’avaient assailli depuis son enfance ; la honte et la misère auxquelles il avait été voué en naissant ; les brigands qui l’avaient adopté et élevé dans le crime ; la fatalité qui partout semblait le poursuivre :

— Je suis donc maudit ! s’écria-t-il, maudit et abandonné de Dieu !

À peine avait-il prononcé ce blasphème qu’il lui sembla entendre une voix qui murmurait ce mot : Ingrat !

Il tressaillit, et soit dans le trouble de ses sens, soit dans le délire que lui donnait la fièvre à laquelle il était en proie, il lui sembla voir sa cellule s’éclairer d’une lumière ardente et soudaine. Il entendait le craquement du bois, le bruissement de la flamme ; il sentait sa poitrine oppressée par la fumée ; il voyait le feu s’élever en tourbillonnant et envelopper un chêne immense, et sur ce chêne, sur ce bûcher un enfant éploré levant les bras et les yeux vers le ciel, et il entendait distinctement ces paroles qui retentissaient à son oreille : « Mon Dieu ! mon Dieu ! si vous me permettiez d’échapper à ce danger qui m’environne, si vous veniez m’arracher à ces flammes qui déjà m’atteignent, je croirais en vous, ô mon Dieu, et je vous servirais ! Et ces jours que vous m’auriez conservés, je les emploierais non pour moi, mais pour mes amis et mes frères. Je ferais pour eux ce que vous auriez fait pour moi. Je ne vivrais que pour les sauver, je le jure ! »

— Oui, oui, s’écria Piquillo, ces paroles, je les ai dites ; ce serment, je l’ai fait… et Dieu, qui alors m’a entendu, me trace aujourd’hui mon devoir. Ma vie n’est rien, elle ne m’appartient pas, elle appartient aux miens ! Yézid et Aïxa, vous vivrez !

À une secousse aussi forte, à une agitation aussi violente succédèrent le calme et l’accablement, et Pi-