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piquillo alliaga.

homme qui craint qu’on ne lui dérobe son bien, celui-ci appartient à monseigneur ! c’est une conversion à lui… Il l’a commencée !

— Dans ce cas-là, mon frère, commencer n’est rien, le tout est de finir, et il parait que monseigneur n’en est pas venu à ses fins.

— Parce que cet hérétique et ce mécréant s’est enfui.

— Pour me soustraire à la torture et aux mauvais traitements qu’on me faisait subir ! s’écria Piquillo.

— Vous l’entendez, mes frères, dit Escohar d’une voix paterne ; je ne m’étonne plus du nombre des conversions qu’on enregistre tous les ans à Valence, si pour les obtenir on emploie des moyens pareils. Ce n’est point par la violence, s’écria-t-il à voix haute et regardant le peuple, que nous forçons les brebis d’entrer au bercail. L’enfant égaré est venu à nous de lui-même, et nous lui ouvrons nos bras et nos portes, mais nous ne prétendons pas le retenir malgré lui. Nous le laissons libre de retourner à Valence ou de rester parmi nous.

Piquillo, à qui aucun des deux partis ne convenait, hésitait, en proie à de mortelles angoisses, et il gardait le silence.

— Frère, dit Escobar au portier du couvent, ouvrez les grilles et que le captif choisisse.

— Je reste, mes pères ! je reste ! s’écria Piquillo.

Un murmure d’étonnement circula dans la foule.

— Vous le voyez, s’écria le moine triomphant… Nous ne le forçons point, nous ne forçons personne de venir à nous….. Emmenez-le, mes frères, dit-il aux autres moines, en leur montrant Piquillo.

— Un instant, reprit Garambo della Spada, vous allez me donner acte de la remise de mon prisonnier et comme quoi vous en répondez, car il ne peut sortir de votre couvent que pour être livré à monseigneur l’archevêque de Valence ou à la sainte inquisition.

— C’est trop juste, seigneur alguazil, répondit Escobar en regardant Piquillo, nous nous y engageons. Veuillez entrer au parloir, où je vais vous donner un reçu en bonne forme d’un hérétique appartenant à monseigneur de Valence, et que vous nous laissez en vertu de notre droit d’asile, déclarant de notre côté que nous en répondons, et nous nous portons forts de le représenter en temps et lieu à qui de droit.

— C’est cela même, dit l’alguazil, et nous allons dresser du tout un petit procès-verbal que nous signerons, vous et moi, mon père.

— Et le révérend frère Jérôme, supérieur de couvent, dit Escobar.

L’alguazil entra au parloir, les bourgeois retournèrent à leurs boutiques, le marmiton à ses fourneaux, et Piquillo fut conduit par les bons pères dans une cellule propre, riante, bien éclairée et approvisionnée de tout ce qui peut rendre la vie commode et agréable.

— C’est bien, se dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude, mais avec tout cela me voilà encore prisonnier, et même, si je l’ai bien entendu, je ne pourrai sortir d’ici que pour être livré à l’archevêque ou à l’inquisition. Je ne me soucie pourtant pas de rester éternellement dans ce couvent, encore moins de me laisser convertir et baptiser, car c’est leur espoir, je le vois. Mais moi, qui ai résisté à Ribeira et à ses bourreaux, je saurai bien déjouer les projets des révérends pères ; moi, qui me suis échappé des tourelles d’Aïgador, je saurai bien franchir les grilles et les murailles de ce couvent.

Et il oublia sa position, ses peines, ses dangers, pour penser à ceux de Yézid, pour rèver à sa sœur Aïxa et aux moyens de lui faire connaitre ce que lui, Piquillo, était devenu.

Escobar, cependant, avait rendu compte de tout ce qui venait d’arriver à son supérieur, le père Jérôme. Celui-ci était enchanté d’engager cette lutte avec l’archevêque de Valence, et s’ils triomphaient où Ribeira avait échoué, quel échec pour la réputation du saint prélat ! quelle gloire pour les bons pères ! mais il fallait réussir !

— Nous réussirons, dit Escobar en souriant.

— Cela ne parait pas facile ; il a résisté aux menaces, aux tortures ; c’est un hérétique obstiné et inattaquable.

— Bah ! il a bien quelque côté faible.

— Lequel ?

— Je n’en sais rien encore… nous verrons ! je l’étudierai. Tous les hommes ont au fond du cœur une pensée dominante qui finit par devenir une passion, à commencer par vous et par moi.

— Et quelle est la mienne ? dit le père Jérôme.

— D’être cardinal !

— C’est vrai, dit le supérieur.

— Voyez-vous, mon révérend, continua Escobar, la raison et la foi peuvent être impuissantes, les passions ne le sont jamais… les mauvaises surtout, et c’est pour nous livrer les hommes que Dieu, dans sa prévoyance infinie, a inventé les péchés capitaux ; ce sont nos plus utiles auxiliaires !

— Par malheur, murmura le père Jérôme avec un soupir, il n’y en a que sept.

— C’est bien peu, dit Escobar, mais l’adresse peut suppléer au nombre.

Dès les premiers mots qu’Escobar avait échangés avec Piquillo, avec ce jeune homme qu’il croyait sans expérience, ce Maure qu’il supposait sans instruction, il avait été étonné du nombre et de la variété de ses connaissances.

— Ce n’est pas un homme ordinaire, se dit-il ; et désormais il le traita en conséquence.

Piquillo, placé sous sa surveillance, occupait une cellule qui communiquait avec la sienne. Comme il ne pouvait rester dans l’intérieur du couvent avec l’habit laïque, on exigea de lui qu’il prit l’habit de novice et qu’il fit couper ses cheveux.

Piquillo accepta la première proposition et refusa la seconde. On n’insista pas, on ne le contraignit point. Au contraire, toutes les attentions, tous les égards lui étaient prodigués, tous les livres du couvent étaient mis à sa disposition ; il passait des matinées entières dans la bibliothèque des bons pères, bibliothèque riche et curieuse. C’était pour le jeune homme la plus agréable et la plus douce des prisons, mais c’était une prison ! Ce mot seul le rendait insensible à toutes les prévenances d’Escobar et sourd à toutes ses insinuations. Quand le moine hasardait quelques attaques détournées, Piquillo souriait, le regardait d’un air railleur et gardait le silence.