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piquillo alliaga.

ou de Fernand d’Albayda, et qu’il irait leur demander alors : Quel péril faut-il braver pour sauver Yézid ?… me voici ! envoyez-moi !

Tout entier à ces idées, il marcha d’un bon pas une partie de la journée. Il ne craignait plus de rencontrer Juan-Baptista, qu’il savait prisonnier du corrégidor et dont il se croyait délivré. Il s’était cependant prudemment défait de sa robe de pèlerin qu’il avait jetée dans un fossé, car il était probable que Josué Calzado, en exécution des ordres rigoureux de l’implacable archevêque, lancerait à sa poursuite toute son armée d’alguazils. Pour cette raison il évita d’entrer dans Tolède, ce qui l’aurait conduit plus directement à Madrid. Il préféra faire un détour, prit sur la droite par Ocana et Aranjuez, qu’il traversa le lendemain, puis se dirigea sur un gros bourg nommé Pérolès.

Il lui avait semblé que depuis quelque temps on l’épiait. Deux ou trois voyageurs, des espèces de marchands forains qui avaient cherché à entrer avec lui en conversation, suivaient la même route et s’arrêtaient aux mêmes endroits que lui. Ces compagnons de voyage lui paraissaient suspects. Il s’était établi dans une hôtellerie à Pérolès et avait commandé son diner, quand, dans la salle à côté de la sienne, il entendit arriver des voyageurs. Il regarda par une fente de la cloison. C’étaient les trois marchands, fatigués de la chaleur du jour et de la marche qu’ils venaient de faire ; ils déposèrent les ballots qu’ils portaient sur leurs épaules, ouvrirent les surtouts de camelot jaune qui recouvraient leurs poitrines, et Piquillo vit briller l’uniforme noir qu’il connaissait si bien, celui d’alguazil. Il sut alors à quoi s’en tenir, et, pour qu’il ne lui restât pas le moindre doute :

— Es-tu sûr que ce soit lui ? dit l’un d’eux.

— Ma foi, non.

— On disait qu’il avait un habit de pèlerin, il ne l’a plus.

— L’habit ne fait pas le moine, dit le troisième. Le reste du signalement est conforme.

— C’est juste… aussi mon avis est de l’arrêter.

— Arrêtons toujours.

— Et si ce n’est pas ce lui que nous cherchons ?

— C’est sa faute ! pourquoi lui ressemble-t-il ?… ça lui apprendra !

— Est-il ici ?

— Il vient d’arriver et de commander son repas.

— Très-bien… Pendant qu’il dînera… c’est le bon moment. On ne se défie de rien quand on dîne.

Piquillo n’en entendit point davantage. Il n’attendit point son dîner, descendit doucement l’escalier, ne sortit point par la grande porte de l’hôtellerie, mais par un petit jardin dont il franchit la haie, disparut derrière un bouquet de bois, gagna la campagne, et après avoir longtemps marché à travers champs, aperçut enfin le clocher d’une ville importante. On lui dit que c’était Alcala de Hénarès.

Il était encore à quatre ou cinq lieues de Madrid, mais la nuit était venue, il était harassé de fatigue, et de plus il n’avait pas dîné. Il s’arrêta à l’hôtellerie de Saint-Pacôme, se fit servir un bon souper, puis demanda une chambre, un lit, et s’endormit, après avoir, par précaution, fermé sa porte en dedans aux verrous.

Il se réveilla en pensant que l’oncle de Juanita, le barbier Gongarello, qu’il avait sauvé du bûcher de l’inquisition, avait été relégué à Alcala de Hénarès, qu’il y avait transporté ses pénates et ses rasoirs, et que c’était lui qui faisait la barbe à la population de cette ville. Je suis sauvé ! se dit-il ; me voici un ami, une protection ! Je serai mieux chez lui que dans une hôtellerie, où l’on est exposé à toutes sortes de rencontres, et puis il me donnera les moyens de me rendre sûrement et directement à Madrid. Il se leva, ouvrit sa fenêtre, qui donnait sur la grande place, huma quelques instants l’air du matin, puis se retira vivement. Un café était voisin de l’hôtellerie, et devant la porte de ce café, au milieu d’un groupe de bourgeois qui parlaient des variations de l’atmosphère et de la politique, Piquillo avait vu deux yeux se lever sur lui. Ces yeux étaient ceux d’un militaire qui avait le bras gauche en écharpe et qui s’appuyait de la main droite sur une canne. Toujours préoccupé du souvenir de Juan-Baptista, Piquillo avait cru voir encore ses traits dans ceux du vieux militaire, supposition qu’avait fait naître sans doute le rapprochement de ce bras en écharpe avec la blessure que lui-même avait faite l’avant-veille au bandit. Mais il lui paraissait impossible que Juan-Baptista, qui avait été saisi par le corrégidor et jeté probablement par lui dans les prisons de Tolède, fût, deux jours après, à fumer tranquillement sa pipe sur la grande place d’Alcala de Hénarès. Pour mieux s’en assurer, et tout en riant de sa vaine frayeur, il s’avança de nouveau à son balcon et regarda. Le groupe avait disparu. Il fit appeler son hôte et lui demanda s’il connaissait dans la ville le barbier Gongarello.

— Tout le monde le connaît… tous ceux du moins qui ont de la barbe au menton. Votre Seigneurie veut-elle qu’on le fasse avertir ? ce n’est pas loin…

— J’irai chez lui. Voulez-vous m’indiquer sa boutique ?

— Je vais vous donner un de mes garçons pour vous conduire.

— Très-bien.

Piquillo paya son hôte, acheva de s’habiller et vit entrer un petit marmiton qui, sous son bonnet de coton, portait un air sournois qui lui déplut.

— Qui es-tu ?

— Troisième marmiton de l’hôtellerie Saint-Pâcome.

— Tu veux pour boire ?

— Je ne venais pas pour cela, mais c’est égal.

Il tendit la main, Piquillo y jeta quelques maravédis ; l’enfant remercia en disant :

— Le patron donne si peu ! jamais de bénéfices ; ce qui fait qu’on en trouve où l’on peut. Je suis prêt à vous conduire, seigneur cavalier.

Piquillo suivit l’enfant, qui marchait devant lui en s’accompagnant d’un air de fandango avec deux castagnettes faites aux dépens de la vaisselle de l’hôtellerie. Ils traversèrent plusieurs rues tortueuses, et Piquillo s’arrêta en disant :

— On prétendait que ce n’était pas loin. Est-ce que nous n’arrivons pas ?

— Patience, dit le marmiton avec un sourire mauvais, ça ne peut pas tarder.