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piquillo alliaga.

conduisait aux chambres d’honneur, ils se dirigèrent vers la cour.

— Es-tu en état de marcher quelques minutes ? demanda Fernand à Yézid.

— Je ne souffre plus, dit celui-ci.

— Eh bien ! la voiture qui m’a amené de Madrid doit m’attendre depuis longtemps à cinquante pas sur la route. Elle est douce, excellente et faite exprès pour un blessé. Nous roulerons toute la nuit sur la route de Valence.

— Maintenant, ma sœur, dit Yézid, nous avons devant nous les vingt-quatre heures que tu demandais.

— Oui, tu seras en sûreté quand la vérité se découvrira ; et grâce à l’audace et à l’esprit de cet aventurier, elle ne se découvrira pas de longtemps.

— Qu’il soit Santarem jusqu’à demain, c’est tout ce qu’on exige de lui, dit Fernand.

— Et demain, reprit Aïxa, fidèle à vos promesses, je lui paierai généreusement l’imposture qui nous sauve… Adieu, frère ! adieu ! que le ciel et l’amitié te conduisent !

Elle se jeta dans les bras d’Yézid, et, avec un regard de reconnaissance, elle tendit la main à Fernand.

Celui-ci se crut payé de toutes ses peines. Quelques minutes après, les deux amis roulaient sur la grande route, Aïxa rentrait au château, et au moment où elle arrivait au haut du grand escalier, elle rencontra Pacheco le greffier, qui lui dit :

M. le duc de Santarem fait demander madame la duchesse.

Aïxa tressaillit, son frère n’était pas encore en sûreté, et, craignant que quelque incident fâcheux ne fût survenu de la part du corrégidor, elle se hâta de se rendre dans sa chambre à coucher.

Le duc de Sautarem avait jeté sur un meuble son manteau et son feutre ; il s’était, comme nous l’avons vu, étendu dans un bon fauteuil, les pieds au feu, à son aise, et comme chez lui, Le corrégidor, assis devant une petite table, terminait son procès-verbal.

— Par saint Jacques, mon cher Calzado, vous faites là un état que je n’aimerais guère.

— Vous avez raison, monseigneur, il vaut mieux être duc que corrégidor… surtout quand on a, comme vous, une femme charmante.

— Oui… elle n’est pas mal, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas marié, monsieur le corrégidor ?

— Heureusement ! toujours absent de chez moi, le jour et souvent la nuit, vous le voyez…

— Vous êtes donc bien occupé ?

— C’est inouï !… À Pampelune, où j’exerçais, il y a quelques années, ce n’était rien, c’était un métier de chanoine ; mais depuis que j’ai été nommé à Tolède, je n’ai pas un moment à moi. Je suis accablé d’honneurs et de fatigues. D’abord voici le premier ministre qui m’ordonne… de veiller sur vous, monsieur le duc, j’ignore pourquoi, mais vous le savez sans doute ?

— Pas plus que vous, corrégidor.

— C’est étonnant car il m’a expressément recommandé de ne point vous quitter et de vous protéger envers et contre tous.

— Mission que vous avez remplie d’une manière extraordinaire, j’en suis témoin.

— N’est-ce pas ? Et au moment où il me prescrit de ne pas vous perdre de vue, monseigneur de Ribeira, archevêque de Tolède, m’ordonne de poursuivre jour et nuit, et à outrance, un infâme bandit nommé Juan-Baptista.

— En vérité ? dit le duc en riant.

— Qui n’a pas craint d’emprunter l’habit honorable de l’un des miens pour porter une main sacrilége sur le saint prélat.

— Parbleu, dit le duc avec impatience, voilà ce que je ne comprends pas… expliquez-moi cette affaire.

— Elle est inexplicable… et l’on n’en parle qu’à voix basse. Il paraîtrait que l’archevêque aurait reçu lui-même quelques coups de discipline sur les épaules…

— C’est original, dit le duc.

— De la main de ce Juan-Baptista, déguisé en alguazil, et qui voulait convertir monseigneur.

— C’est absurde ! s’écria le duc avec colère.

— Voilà du moins ce que m’ont appris les rapports les plus véridiques et les plus détaillés qui m’aient été faits sur cette affaire. Il y a aussi un Maure, un nommé Piquillo, qui est mêlé à tout cela. Il s’est enfui, le misérable, au moment où il allait être converti, et j’ai ordre de le poursuivre.

— Vous ferez bien, dit le duc, je vous le recommande spécialement.

— Il me suffirait de votre recommandation, monseigneur, pour redoubler de zèle, mais il m’est déjà ordonné de l’arrêter, partout où je le trouverai, et de le renvoyer à monseigneur l’archevêque Ribeira, car il faut qu’il soit chrétien, mort ou vif ; ce sont les expressions du saint prélat.

— Ce n’est pas moi qui m’y opposerai !… au contraire ! mais dites-moi, corrégidor, est-ce que vous n’auriez pas une idée que j’ai ?

— Laquelle, monseigneur ?

— Celle de souper !

— C’est trop d’honneur pour moi, monseigneur.

Aïxa rentra dans ce moment, et le duc s’écria :

— Voici, madame la duchesse, ce pauvre corrégidor qui meurt de faim, et moi aussi ; n’y aurait-il pas moyen de souper ici au coin du feu ?… si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion ? dit-il en se levant.

— Restez, monsieur, restez, de grâce, répondit-elle vivement en le retenant, car il lui semblait entendre encore le bruit des roues de la voiture.

— Je resterai certainement, et tant que vous le voudrez, madame la duchesse… mais daignez alors vous occuper de ces détails… car moi je ne peux pas.

— C’est juste, dit Aïxa, qui aimait autant que les gens de la maison ne vissent point le nouveau duc.

— Je prie monseigneur, dit le corrégidor, de ne point se gêner pour moi… il reste là en uniforme… et en bottes, quand j’ai vu dans la chambre à côté où j’étais tout à l’heure, sa robe de chambre de brocart brodée en or et ses pantoufles fourrées en bon cuir de Cordoue…

— Je n’oserai jamais, dit le duc en s’inclinant.

— Devant votre femme et chez vous, ce serait trop extraordinaire, s’écria en riant le corrégidor.

Et Aïxa effrayée se hâta de répondre :

— Il me semble, en effet, que monsieur le duc est le maître.