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piquillo alliaga.

Je me mis devant lui et lui barrai le passage.

— Moi d’abord, lui dis-je.

— Impossible ! on m’attend.

— Je vous empêcherai bien de faire un pas de plus. Et je le frappai au visage. Furieux, il tira son épée ; il m’attaqua avec vigueur, et le combat dura longtemps. Je me sentis blessé, et mes forces m’abandonnaient… mais j’ai pensé à toi, ma sœur, j’ai pensé à mon père qui m’avait dit : délivre ta sœur… Alors je me suis élancé sur mon adversaire, je l’ai frappé, je l’ai tué… J’ai rempli ma promesse… tu es libre, ma sœur.

— Et tu es perdu ! s’écria la jeune fille en sanglotant, tu t’es battu en duel, et ce corrégidor connaît ton nom… Yézid, fils du Maure d’Albérique.

— Et les Maures, dit Fernand, ne peuvent ni porter d’armes ni se battre en duel ; les lois de Philippe II le leur défendent.

— Je le sais bien, dit Yézid ; je le savais quand je l’ai défié… Il y a peine de mort pour celui de nous qui tue un chrétien ! Et nos ennemis, le duc de Lerma et le grand inquisiteur, ne manqueront pas de faire valoir… la loi !

— Mais nous aurons aussi des protecteurs ! s’écria Fernand.

— Peut-être, répliqua Yézid en secouant la tête d’un air de doute.

— Moi, j’en suis sûre, dit Aïxa ; nous obtiendrons ta grâce, pourvu que tu ne tombes pas entre leurs mains et que tu ne sois pas livré à l’inquisition ; sans cela, tout est perdu.

— Elle à raison, s’écria Fernand ; si nous pouvions : le dérober aux premières recherches, le tenir caché dans quelque endroit impénétrable !

— J’en connais bien un, murmura Yézid.

— Où donc ?

— Chez mon père ! Je défierais l’inquisition de m’y trouver.

Et il pensait au souterrain qui renfermait leurs richesses.

— Mais pour cela, répondit Aïxa, il faudrait sortir d’ici… Et te voilà prisonnier du corrégidor.

— Il faudrait qu’il pût se rendre à Valence, ajouta Fernand ! et dans l’état où il est, comment fuir assez vite pour échapper aux poursuites ?

— Si nous avions seulement vingt-quatre heures d’avance…

Et nous n’en avons pas une, pas même quelques minutes ! ma sœur, continua Yézid en souriant. Il faut donc nous résigner. Le corrégidor va revenir. Je lui avouerai tout.

— Non, non, je t’en conjure, mon frère, n’avoue rien encore ?

— Et à quoi bon ?… Je voudrais en vain cacher la vérité, on la saura toujours.

— Silence ! s’écria Fernand, on revient.

C’était Pacheco, pâle, tremblant. Ses dents se choquaient les unes contre les autres, et cependant au milieu de sa frayeur perçait un air de satisfaction.

— Mon oncle ! mon oncle ! dit-il en entrant.

— Qu’est-ce ? demanda Fernand, que venez-vous annoncer au corrégidor ?

— Qu’il avait raison ! monseigneur le duc de Santarem n’est pas mort.

— À cette nouvelle, Aïxa pâlit, Fernand porta la main à son épée, Yézid se souleva sur son fauteuil !

— Vous l’avez trouvé dans le parc, dit Fernand en cherchant à cacher son trouble, il était revenu à la vie…

— Non… je viens de le voir descendre le grand escalier ! Il marchait si vite qu’il a manqué me renverser.

— Ce n’était pas lui.

— C’était lui ! je ne l’ai vu qu’un instant ce matin, mais je l’ai bien reconnu, je ne me suis pas trompé. La preuve, c’est que je l’ai arrêté par son manteau en lui disant : Monsieur le duc ! et il m’a répondu avec impatience : Qu’est-ce ? que me voulez-vous ?

— Il vous a répondu ! s’écria Fernand avec émotion.

— Oui, il m’a dit brusquement : J’ai à sortir, je reviens… laissez-moi. Et en effet, il se dirigeait vers la grande porte du château, et je me suis écrié : Ce n’est pas possible, monseigneur, il faut que mon oncle le corrégidor vous voie et vous parle en ce moment…

— Le corrégidor, a-t-il repris en tressaillant, je n’ai pas affaire à lui.

— Mais lui a affaire à vous… à cause de son procès-verbal. Il ne me pardonnerait pas de vous laisser sortir, et comme il insistait encore, j’ai fait signe à deux de nos gens, en demandant bien pardon à monseigneur de la liberté que je prenais, et malgré sa résistance on l’amène ici devant madame la duchesse et devant mon oncle… où est-il mon oncle ?

— Là, dans cette pièce, dit Aïxa en montrant le petit salon.

Pacheco s’y élança, et au même moment parut à la porte principale de la chambre à coucher un homme trainé par deux alguazils ; il était enveloppé d’un manteau noir, et sa tête était cachée par un feutre gris où se balançait une plume rouge.

— C’est l’homme du parc, dit Fernand, ma rencontre. de tout à l’heure, j’en suis certain.

À ce mot, l’inconnu fit un brusque mouvement pour échapper à ses deux gardes. Dans ce moment son chapeau tomba, et à l’instant partit un cri d’étonnement et de terreur poussé à la fois par Aïxa, par Yézid et par Fernand.

C’était le duc de Santarem ?

C’étaient du moins la taille, les traits, la physionomie de Santarem.

Pour quelqu’un moins préoccupé ou moins ému, il était facile de voir que le duc actuel était plus âgé, plus fort, plus carré que l’ancien ; que dans les traits du nouveau venu il y avait quelque chose d’ignoble et de commun, au lieu de l’afféterie et de la fatuité que l’on remarquait dans l’autre, et qui donnaient à sa physionomie un air de distinction et d’homme comme il faut.

Toutes ces remarques, qui avaient échappé au greffier Pacheco, don Fernand les avait faites en un instant. Il fit signe aux deux alguazils de s’éloigner, s’approcha rapidement de l’inconnu, et lui mettant dans la main une bourse pleine d’or, il lui dit vivement :

— Ce soir et jusqu’à demain soutenez hardiment au corrégidor que vous êtes le duc de Santarem, et votre fortune est faite.