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piquillo alliaga.

— J’aime à le croire, répondit Aïxa, mais daignez, monsieur le duc, m’écouter encore un instant, plus qu’un instant, et vous pourrez vous retirer.

Le regardant alors d’un air ferme et assuré, elle lui dit :

— Je pensais en vous épousant sauver les jours de mon père ; je vois que je fais plus encore…

— Et quoi donc, senora ?

— Je préserve les vôtres, monsieur le duc. Vous devez être content de ce sacrifice ; n’en demandez pas d’autre. Je me réserve la liberté de mes sentiments, et je saurais la défendre même au prix de ma vie à moi !

— Ne craignez rien, senora, dit le duc en s’inclinant ; je la respecterai, je vous le jure.

— J’y compte, monsieur le duc, et maintenant, quand vous le voudrez, je suis prête à obéir aux ordres du ministre.

Avec la majesté d’une reine, elle lui fit un signe de la main de se retirer, et le duc honteux, humilié, furieux, remonta chez lui en répétant entre ses dents :

— Pourquoi, diable, ai-je été me mettre à la tête d’une conspiration !

Il cherchait en lui-même s’il n’y aurait pas quelque moyen de rompre ou du moins d’ajourner un mariage qui s’annonçait aussi mal, lorsqu’était arrivé de Madrid frey Gaspard de Cordova, confesseur du roi, apportant la lettre du ministre. Cette lettre, comme nous l’avons dit, enjoignait au futur époux de hâter la cérémonie et de se marier le jour même. Pour le coup, la colère de Santarem fut au comble, mais devant les menaces que contenait le dernier paragraphe il n’y avait point à hésiter.

— J’obéirai, mon père, dit-il au moine, j’obéirai ! Veuillez prévenir la senora Aïxa, ma fiancée, et fixer avec elle, pour aujourd’hui même, l’heure qui vous conviendra le mieux, toutes me sont indifférentes. Il reprit la lettre et la relut ; il était clair qu’il fallait que le jour même il fût marié ou qu’il retournât en prison ; on y tenait, et il murmurait avec rage :

— Pourquoi se mettre à la tête d’une conspiration !

Son valet de chambre entra et lui annonça la visite d’un cavalier qui arrivait de Madrid.

— Son nom ?

— Don Fernand d’Albayda.

— Celui qui m’a fait arrêter en Portugal, et qui vient sans doute de la part du ministre pour presser et surveiller ce mariage ! Allons, allons, dit-il entre ses dents, le duc de Lerma avait raison, c’est une affaire d’État.

Don Fernand entra, et pendant qu’il saluait, Santarem s’écria avec impatience :

— Je sais ce qui vous amène, seigneur cavalier ; il était inutile de vous déranger et de venir de Madrid pour cela ; je consens à tout !

— En vérité ! répondit Fernand, qui n’espérait pas réussir aussi complétement ni surtout aussi vite,

— Oui, monsieur, reprit Santarem, vous serez satisfait, et puisqu’il le faut, dans quelques heures ce mariage sera célébré.

— De quel mariage parlez-vous, monsieur le duc ? demanda Fernand en pâlissant,

— Du mien avec la senora Aïxa.

— Quoi ! vous y persistez ?

— Eh ! par saint Jacques ! le moyen de faire autrement ? Tout le monde le veut, à commencer par vous.

— Je veux au contraire qu’il n’ait pas lieu ! s’écria Fernand, et je viens, monsieur le duc, pour m’y opposer.

— Vous !

— Moi-même.

Santarem resta stupéfait, et Fernand continua gravement :

— La personne que vous prétendez épouser est l’amie, la sœur de ma fiancée ; elle est presque de ma famille et n’a que moi pour défenseur. Or, comme j’ai quelque raison de croire que ce mariage se fait contre son gré…

— J’ai mieux que des soupçons, seigneur cavalier, j’en ai la certitude. Elle me l’a avoué elle-même.

— Et vous passez outre ? s’écria Fernand avec colère.

— J’ai mes raisons, répondit froidement Santarem.

— Et moi, je n’ai qu’un mot à vous dire, si vous faites ce mariage, vous aurez ma vie ou j’aurai la vôtre !

— À merveille ! et si je ne le fais pas, s’écria Santarem furieux, ce sera exactement la même chose.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Que c’est une fatalité qui me poursuit, un labyrinthe inextricable, dont je ne puis sortir, continua Santarem, dont la colère allait toujours en augmentant.

— Expliquez-vous, de grâce, continua Fernand.

— Je n’ai point d’explication à vous donner.

— Voulez-vous vous marier ?

— Je ne le veux pas ! cria Santarem avec rage, et pourtant je me marierai.

— Votre intention n’est pas de vous jouer d’un gentilhomme tel que moi !

— Parbleu ! seigneur cavalier, il y a d’autres gentilshommes qui vous valent bien et dont chacun se fait un jeu.

— Ils ont tort de le souffrir.

— Eh ! je ne le souffrirai plus, répliqua Santarem avec hauteur ; je me marierai ou ne me marierai pas, selon mon bon plaisir. Je n’en dois compte à personne, et n’ai rien de plus à vous dire.

— Que le lieu et l’heure où il me sera permis de vous rencontrer, répondit Fernand en s’inclinant.

— Un défi ? s’écria Santarem enchanté de pouvoir faire enfin tomber sa colère sur quelqu’un. Un défi ! c’est le premier bonheur qui m’arrive d’aujourd’hui. Choisissez vous-même, seigneur Fernand, tout me va, tout me convient.

— Votre mariage est, je crois, fixé à demain ?

— Aujourd’hui, demain, peu importe ! s’écria Santarem en pensant à la conversation qu’il venait d’avoir avec Aïxa ; il n’y aura pas au monde de mari moins occupé que moi !

— À ce soir donc.

— Soit, à ce soir, huit heures… au dehors du parc, sous les murs de la tourelle… du côté de la forêt.

— Je m’y trouverai, monsieur le duc.

— Je vous y précéderai, seigneur cavalier.

Tous les deux se séparèrent. :

— Par saint Jacques ! se dit le duc, la belle idée que j’ai eue de me mettre à la tête d’une conspiration ! Il y en a une ici contre moi, c’est évident, et je com-