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piquillo alliaga.

grâce à un des chefs, devenait son protecteur et lui donnait pour femme la plus aimable, la plus jolie fille d’Espagne ! C’était, selon Fernand, une injustice et une tyrannie intolérables à laquelle il était de son devoir de s’opposer ; car il allait épouser Carmen, qui était presque la sœur d’Aïxa. Donc, Aïxa était de sa famille ! donc, il devait la défendre, et, à force de se le répéter, il avait fini par se le persuader. La seule chose qu’il ne s’avouât pas, c’est qu’il était jaloux, c’est qu’il voulait bien, par devoir, renoncer à Aïxa, mais non la voir au pouvoir d’un autre.

Pendant qu’il changeait à chaque instant de résolution, hésitant et ne sachant quel parti prendre, le duc de Lerma, qui avait les siens bien arrêtés, pressait la conclusion d’un mariage auquel se rattachaient toutes ses espérances. Il aurait désiré que cette cérémonie ne fît aucun éclat et n’excitât point l’attention publique, ce qui était impossible à Madrid : les parents et les amis du duc de Santarem, c’est-à-dire une partie de la cour, s’empresseraient d’assister à ce mariage. On ne manquerait point d’examiner la tenue des deux époux et d’en tirer mille commentaires dont plusieurs mettraient peut-être sur les traces de la vérité, surtout lorsqu’on verrait, quelques jours après, la duchesse de Santarem présentée à la cour.

Le duc de Lerma prit alors une de ces résolutions hardies qu’emploient toujours les ministres qui ont peur : ce fut de se cacher et de traiter cette affaire en secret d’État. Il fit venir Santarem.

— N’avez-vous pas, lui dit-il, une fort belle terre aux environs de Tolède ?

— Oui, monseigneur.

— C’est là que se célébrera votre mariage.

— Pour quelle raison ?

— Pour raison d’État, répondit gravement le duc.

— C’est que je n’y suis jamais allé ; nul n’est averti et rien ne sera préparé.

— C’est ce que je veux. Vous n’inviterez personne de Madrid ; la cérémonie aura lieu seulement au milieu de vos vassaux. Vous donnerez des ordres en conséquence dès demain ; vous partirez deux jours après, et dans six jours tout sera terminé, à la condition, par vous, de n’en parler d’ici là à qui que ce soit.

— Et pourquoi cela, monseigneur ?

— Je croyais vous avoir fait comprendre, répondit gravement le duc, que c’était pour des raisons…

— D’État… J’entends bien ; je me conformerai aux intentions de monseigneur.

Le duc de Santarem ne demanda plus rien et obéit. Tous les préparatifs se firent en secret et dans le plus profond silence.

Quelques jours après cet incident, d’Albérique et Yézid se promenaient à Valence dans les jardins du Valparaiso et combinaient ensemble les moyens de délivrer Piquillo, alors prisonnier de l’archevêque. Yézid devait partir le lendemain pour cette expédition, qu’il voulait diriger lui-même. En ce moment on apporta à d’Albérique un billet qui ne contenait que ces mots :

« On veut marier en secret Aïxa au duc de Santarem. Si c’est sans votre aveu et à votre insu, hâtez-vous, vous n’avez pas de temps à perdre. »

D’où vient un tel avis ? s’écria Albérique effrayé, en remettant vivement la lettre à son fils.

Yézid la lut de nouveau ; elle ne portait point de signature : il regarda le cachet et vit en caractères arabes le mot toujours ! ce mot gravé sur la turquoise que Marguerite avait acceptée de lui… Il se mit alors à trembler d’émotion et de crainte, et dit au vieillard à voix basse :

— Il faut croire à cet avis. Il est certain.

— Pourquoi ?

— Il vient de la reine, mon père.

— Il faut partir alors, partir à l’instant, dit le vieillard.

Yézid avait remis à Pedralvi le soin de délivrer Piquillo et était parti pour secourir sa sœur bien-aimée.

Mais déjà, et d’après les ordres du ministre, le duc de Santarem avait écrit à son intendant de tout disposer pour son mariage. Lui-même était arrivé à sa terre un samedi soir pour se marier le lundi suivant. Aïxa avait refusé l’offre de la comtesse d’Altamira, qui lui avait proposé de la conduire à l’autel. Ce mariage s’annonçait déjà sous des auspices assez tristes sans y joindre celui-là. Elle avait prié Carmen et Juanita de partir avec elle et de ne point la quitter. Quoique résignée et forte de son courage, elle se trouvait bien malheureuse, et loin de tous les siens, loin de Yézid, de Piquillo et de son père, à qui elle ne pouvait dire le sacrifice qu’elle acceptait pour eux, Aïxa éprouvait quelque douceur à avoir auprès d’elle Carmen et Juanita, ses amies et presque ses sœurs, l’une par l’amitié, l’autre par la reconnaissance.

Le jour même de leur départ, le duc de Lerma, qui avait entouré de ses affidés l’hôtel d’Altamira et l’hôtel de Santarem, reçut l’avis qu’un cavalier, que l’on croyait être don Fernand d’Albayda, était arrivé secrètement à Madrid ; sans descendre à son hôtel, ni faire part à personne de son retour, il s’était rendu directement chez le duc de Santarem et l’avait fait demander. On lui avait répondu que le duc n’était pas visible, ce qui avait paru le contrarier beaucoup, et après l’avoir attendu plusieurs heures avec les signes de la plus vive impatience, il s’était rendu chez la comtesse d’Altamira, avec laquelle il avait causé ; à la suite de cet entretien, il était remonté à cheval, était sorti de Madrid, et avait pris la route qui conduisait à Tolède.

Qui pouvait amener don Fernand à Madrid, secrètement et sans permission ? Pourquoi avoir quitté Lisbonne sans en prévenir le ministre ?

Cette nouvelle avait inquiété le duc, et une heure après, il reçut un nouvel avis qui ne l’intrigua pas moins. Un second cavalier, que les affidés n’avaient pu reconnaître, et qui d’ordinaire n’habitait pas Madrid, était également arrivé, mais beaucoup plus tard, à l’hôtel de Santarem. Ses habits poudreux et son cheval fatigué indiquaient assez qu’il venait de loin et qu’il avait hâté sa marche. Il avait demandé à parler au duc de Santarem ; le majordome avait fait la même réponse qu’à don Fernand d’Albayda : son maître n’était pas visible. « Il faut pourtant bien que je le voie, » avait répondu d’un ton menaçant l’étranger, qui se trouvait seul avec le majordome, dans une salle basse. Le majordome, peu brave de sa nature, et qui,