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piquillo alliaga.

lade que l’on craignit pour ses jours et pour ceux de l’enfant qu’elle portait dans son sein. Et après avoir longtemps hésité, voici le parti auquel on s’arrêta : ma mère, qui n’était enceinte que de quelques mois, fit un long voyage, puis revint secrètement à Grenade, chez une ancienne esclave à elle, établie mercière près de l’Alhambra. Cette brave femme, qui nous était dévouée, venait de mettre au monde un enfant qu’elle avait présenté au baptême. On prit soin de cet enfant, dont moi je pris la place. Ma mère aimait mieux se priver ainsi de ma présence que de me savoir à jamais perdue pour sa croyance et pour son Dieu. Elle préférait une séparation de quelques années à la séparation éternelle que le baptême eût établie entre nous. Il faut dire aussi qu’il ne se passait pas de semaine sans que des relations d’affaires appelassent Albérique ou sa femme dans la ville de Grenade ; que souvent Palomita, la mercière, avait besoin, pour son commerce, de faire des acquisitions à Valence ; qu’elle restait plusieurs jours en voyage, m’emmenant toujours avec elle, et que je recevais ainsi à la dérobée les caresses de mes vrais parents. Mais quand mon père eut perdu la pauvre Amina, plus que jamais il se mit à m’aimer, plus que jamais il eut besoin de moi. Il venait me voir si souvent, et sa tendresse était si vive qu’à chaque instant il se trahissait à mes yeux. J’avais à peine cinq ou six ans qu’il m’avait déjà avoué son secret.

— Eh bien, oui ! me disait-il, oui, ma bien-aimée Aïxa… tu es mon enfant, tu es ma fille. Mais prends bien garde que personne ne s’en doute ; sans cela, vois-tu bien, ils me jetteraient dans un cachot… ils nous traîneraient sur un bûcher, moi et ton frère Yézid.

Dans ce qu’il me disait, je ne comprenais qu’une chose, c’est que, si je parlais, on tuerait mon père et Yézid ; et l’on m’eût tuée moi-même plutôt que de me faire prononcer leur nom. Tu l’as vu, frère, continua Aïxa, quoique bien jeune encore, je m’étais fait de ce secret un devoir si sacré, que pas même Carmen, pas même toi, ne me l’auriez fait trahir. La vie de mon père en dépendait, et prête à parler, je me serais arrêtée, croyant entendre murmurer à mon oreille le nom de parricide !

— Eh bien ! dit Piquillo, oppressé par un douloureux souvenir, achevez, ma sœur.

Aïxa poursuivit :

— J’avais à peu près sept ans quand la reine Marguerite, à l’époque de son mariage, traversa le royaume de Valence et vint avec toute sa suite faire une visite à mon père, Delascar d’Albérique. Et il a tant de mérite, mon père, tant de savoir et de vertus ! dit Aïxa avec orgueil.

— Je le sais, je le sais, dit Piquillo ; comme vous, ma sœur, je le révère et je l’aime.

— Et la reine, poursuivit la jeune fille, la reine aussi se mit à l’estimer et à l’aimer, et lui promit sa protection… toujours ; c’est le mot dont elle se servit, c’est mon frère Yézid qui me l’a dit. Alors comptant sur l’appui de la reine, mon père devint plus hardi. Palomita, la mercière, venait de mourir ; il confia à Yézid le dessein qu’il avait de me prendre ouvertement avec lui et de m’avouer pour sa fille ; mais il n’osait le tenter sans prendre l’avis de la reine et sans la certitude d’être protégé par elle. Yézid partit alors pour Madrid, et, ce qui était bien difficile, il obtint une audience secrète de la reine.

— Comment cela ? dit Piquillo.

— Je ne le sais pas, dit naïvement Aïxa ; il ne me l’a jamais dit : ce que je sais, c’est qu’il revint effrayé, désespéré… Il avait tout raconté à la reine, et celle-ci lui avait répondu : « Dites à votre père de renoncer à son dessein et de se tenir plus que jamais sur ses gardes. On ne cherche dans ce moment qu’un prétexte pour le perdre ; c’en serait un infaillible et immanquable. Si on savait qu’Aïxa est sa fille et qu’il l’a dérobée au baptême, je ne pourrais le sauver ; je ne pourrais lutter, moi, la reine, ni contre le pouvoir du duc de Lerma, ni contre la haine du grand inquisiteur, qui, cette fois, aurait la loi pour lui. Dites donc à d’Albérique que, dans son intérêt, dans celui de sa fille, il s’éloigne d’elle en ce moment, au lieu de s’en approcher. »

Telles furent les paroles de la reine. Et quel parti restait à mon pauvre père ! Il ne pouvait me garder auprès de lui ; Palomita n’était plus ; à qui me confier, moi, sa vie et son bonheur ! Au milieu de ses angoisses, il songea à don Juan d’Aguilar, son noble ami, mais il craignait, en me remettant entre ses mains, de compromettre sa position, sa fortune et même ses jours.

— Tant mieux ! s’écria le digne vieillard. Je pourrai donc m’acquitter envers vous. Votre fille sera la mienne ; ce sera la sœur de Carmen, car je jure à toutes les deux désormais la même affection.

— Et il a tenu parole, dit Piquillo en essuyant une larme et en se rappelant les jours passés dans la maison d’Aguilar, jours d’illusions, rêves de la jeunesse, espérances de bonheur à jamais détruites maintenant !

— Je n’ai pas besoin de te dire, continua Aïxa, que, dans sa tendresse paternelle, d’Albérique croyait ne pouvoir jamais assez m’accabler de présents ; moi, enfant, j’avais de l’or, des diamants, des parures, dont je ne me servais pas et qu’au contraire je cachais de mon mieux. Voilà, mon frère, dit-elle, en lui tendant la main, l’origine des richesses qui vous étonnaient. Souvent aussi, et vous l’ignoriez, on me faisait appeler chez le général, Carmen elle-même croyait que c’était pour quelques recommandations ou quelques reproches. C’était pour recevoir les embrassements de mon père ou de Yézid. Mon sort s’écoulait ainsi, en secret, et digne d’envie.

— Et le mien donc ! dit à part lui Piquillo en soupirant.

— Mais, poursuivit Aïxa, quand, pour notre malheur à tous, le noble, l’excellent d’Aguilar eut fermé les yeux, il fut décidé que je suivrais Carmen chez sa tante, chez la comtesse d’Altamira… une infâme !

— Que dites-vous ?

— Que pendant votre absence, que depuis deux mois, mon frère, bien des dangers nous ont environnées Carmen et moi ; Carmen avait un défenseur, son fiancé, son époux, Fernand d’Albayda, dit-elle en baissant les yeux… mais moi, je n’avais point d’ami… car vous n’étiez plus là… et mon père était loin de moi. Un homme est venu alors… c’était le ministre du roi, le duc de Lerma. Il est venu me proposer un mariage à moi, qu’il croyait la fille d’un soldat tué en Irlande.