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piquillo alliaga.

murer à demi-voix : Si Piquillo était là pour te seconder ! Mes fils ! mes deux fils ! ce ne serait pas trop !

— Et tu m’assures que Yézid est à Madrid demanda Piquillo.

— Il doit y être maintenant. Et au moment où je partais moi-même pour te délivrer, continua Pedralvi, je recevais une lettre de Juanita, qui m’écrivait : « Je ne sais ce qui arrive à la senora Aïxa ; elle est depuis quelques jours dans un désespoir affreux. Carmen, qui pleure avec elle, essaie en vain de la consoler ; et j’ai entendu les deux jeunes filles s’écrier : Si du moins Piquillo était là pour nous aider et nous sauver ! »

— Tous ceux que j’aime avaient besoin de moi, et j’étais loin d’eux. Je pars, je pars ! dit Piquillo, pâle d’émotion et pouvant respirer à peine. Adieu, frère, adieu ! Retourne à Valence, où d’Albérique t’attend, car le voilà seul et privé de ses deux fils… Moi, je vais à Madrid retrouver mon frère Yézid.

— Et la senora Aïxa, fit Pedralvi en souriant.

— Oui… oui… je ne pourrais vivre sans elle !

— Comme moi sans Juanita, dit Pedralvi. Allez donc, et que le Dieu d’Ismaël vous conduise ; mais auparavant laissez-moi remplir les ordres d’Yzid.

Il donna alors à son jeune maître presque tout l’or qu’il avait sur lui, de plus des armes, et lui recommanda bien, quelque diligence qu’il eût envie de faire, de prendre des chemins détournés, d’éviter les villes et les villages. Nul doute qu’on ne le poursuivit, que son signalement ne fût donné, et qu’il n’y eût ordre de l’arrêter. Son costume de pèlerin était une sauvegarde ; c’était, après la robe de moine, l’habit le plus respecté en Espagne, et une fois à Madrid, don Fernand d’Albayda et les protections qu’il pouvait avoir assoupiraient cette affaire ; le tout était d’arriver à Madrid sans encombre.

Enfin, après mille autres recommandations et bien des marques de tendresse, les deux amis se séparèrent.

Piquillo se dirigea ver Tolède, il en était à six ou sept lieues ; de Tolède à Madrid il y en a dix-huit ; il pouvait être arrivé le lendemain au soir, s’il ne lui survenait aucun accident, et il voyageait avec prudence.

Il avait dépassé Consuegra et longeait un bois dont les arbres touffus le préservaient de la chaleur du soleil. Il entendit derrière lui les pas d’un cheval. Il tourna légèrement la tête. Il vit un cavalier, un militaire qui faisait la même route que lui. Piquillo ne hâta ni ne ralentit sa marche, pour ne donner aucun soupçon à son compagnon de voyage.

Le cavalier qui était derrière lui semblait ne point vouloir fatiguer sa monture, et il n’allait qu’au pas. Il eut cependant bien vite atteint Piquillo, mais il ne le dépassa point, et se tint pendant quelque temps sur la même ligne que lui. Piquillo, enveloppé de sa robe de pèlerin, le front couvert d’un chapeau à large bord, ne disait rien, ne levait pas la tête et marchait sans faire la moindre attention au cavalier, qui, sans doute blessé du silence ou du dédain du piéton, toussa d’un air de supériorité, et laissa du haut de son cheval tomber ces paroles :

— Ami… suis-je bien ici sur la route de Tolède ?

À cette voix trop bien connue et dont la vibration le laissait toujours tressaillir, Piquillo leva les yeux.

Ce militaire, paré d’un bel uniforme et portant les insignes de capitaine, avait toute l’allure et les manières de Juan-Baptista ; quant à la voix, c’était la même. Piquillo baissa vivement les yeux, et répondit à la demande du voyageur par un signe de tête affirmatif.

— C’est donc bien la route de Tolède ?

— Oui, dit brièvement Piquillo.

Il paraît qu’il y avait dans cette seule syllabe, ou dans la manière dont elle était prononcée, une émotion qui n’était pas naturelle ; car depuis ce moment le capitaine fit tous ses efforts pour apercevoir les traits de son compagnon de voyage. Le large chapeau le gênait beaucoup. Il fit faire alors à son cheval quelques pas en avant, se retournant et se baissant pour regarder. Plusieurs fois il renouvela cette manœuvre, qui, à ce qu’il paraît, ne le satisfaisait qu’imparfaitement, et Piquillo impatienté se dit en lui-même :

— Je suis bien bon de me laisser espionner par ce misérable, qui doit avoir encore plus que moi la crainte d’être arrêté ; ce nouveau déguisement même me le prouve.

Levant alors son chapeau, et tirant de sa poche un pistolet qu’il arma :

— Capitaine Juan-Baptista ! s’écria-t-il.

Celui-ci à son tour tressaillit.

— Gagnez le large ou je tire sur vous ; il y aura dans un instant un bandit de moins en Espagne.

À l’air ferme du jeune homme, à sa voix menaçante, et surtout au pistolet dont sa main était armée, Juan-Baptista n’eut plus de doutes.

— Au revoir ! s’écria-t-il en regardant Piquillo d’un air moqueur.

Il piqua son cheval, et un instant après il disparut dans un nuage de poussière. Alliaga en était débarrassé ; mais cette vue seule lui avait laissé dans le cœur une impression pénible, et dans l’esprit de fâcheux présages. Jamais le capitaine ne s’était offert à ses yeux, que cette rencontre ne fût pour lui comme l’annonce de quelque grand malheur, et cette fois ce n’était point un vain pressentiment, ni une crainte chimérique. Le capitaine était homme à le dénoncer au prochain village, à donner du moins son signalement, qui était bien reconnaissable.

La prudence défendait à Piquillo de suivre le chemin qu’il avait pris. Il abandonna donc la grand’route et en suivit une de traverse qui s’offrait à lui. Il marcha environ trois quarts d’heure au milieu d’un pays riche et bien cultivé, et arriva à une belle forêt, traversée par cette route. Il s’y engagea sans hésiter, persuadé que cela devait conduire à quelque habitation. En effet, il se trouva, au bout d’une demi-heure, en face d’un château d’architecture gothique, demeure seigneuriale s’il en fut, avec pont-levis, corps de logis principal, deux ailes, vastes jardins et une cour immense, alors remplie de monde. C’étaient sans doute les habitants du joli village qu’on apercevait sur le coteau, et il y avait probablement quelque grande fête chez le seigneur de l’endroit. Les gens qui s’amusent sont peu dangereux, et ce rassemblement n’inspira nulle défiance à Piquillo. D’ailleurs il avait déjà été vu, et des jeunes filles s’étaient levées à l’aspect du pèlerin, et courant au-devant de lui, l’avaient entrainé à une table