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piquillo alliaga.

plutôt l’absence totale de costume où ils se trouvaient.

Ils furent même obligés, pendant deux ou trois jours, de garder l’hôtellerie, attendant les nouveaux vêtements qu’ils avaient fait demander à Tolède, et que Josué Calzado leur envoya, mais trop tard ; ils étaient tous enrhumés ! nouvelle fatalité à ajouter à toutes celles qui accablaient en ce moment le corps respectable des alguazils.

Pedralvi avait pris un chemin plus difficile, mais plus sûr, au milieu des rochers. Au bout d’une heure de marche, et à un endroit où deux ou trois routes praticables se présentaient, Pedralvi dit aux juifs qu’ils avaient jusque-là escortés en silence :

— Vous êtes libres, mes amis !

— Libres ! s’écrièrent ceux-ci ; libres !

— De ne pas être chrétiens, si cela vous convient. Il ne tient qu’à vous d’aller à Valence, cette route y conduit ; ces deux autres chemins conduisent ailleurs.

Les juifs prirent les deux autres chemins et disparurent.

Quand les Maures se trouvèrent seuls :

— Mes amis ! mes frères ! s’écria Piquillo en se jetant dans les bras de Pedralvi et de ses compagnons ; que ne vous dois-je pas !

— Tu ne nous dois rien, et nous ne sommes pas encore quittes envers toi, répondit Pedralvi. Ne nous as-tu pas donné l’exemple ? N’as-tu pas délivré Gongarello ? N’as-tu pas deux fois sauvé Juanita ? Quand nos ennemis s’unissent pour nous opprimer, unissons-nous, mes frères, pour nous défendre et nous aimer.

Tous se prirent les mains et se les serrèrent en signe d’alliance et d’amitié.

— Maintenant, dit Pedralvi, continuons notre marche, nous ne sommes pas en sûreté ici.

Ils descendirent encore pendant près de deux heures et arrivèrent au versant de la montagne, bien avant Madrilejos, à une plate-forme environnée d’arbres et de rochers. Devant eux, à leurs pieds, on découvrait un gros bourg, circonstance heureuse pour la caravane. Leurs provisions étaient épuisées et leur appétit se faisait vivement sentir, après une longue marche entreprise de grand matin et par l’air vif de la montagne. Pedralvi détacha un des siens, garçon alerte et intelligent, qui partit, chargé d’une large besace vide, mais prudemment et avant son départ, il quitta le manteau noir, la rapière et tout son costume d’alguazil.

— Il a raison, s’écria Pedralvi, imitons-le, mes amis, et de peur de poursuites, faisons disparaître d’abord toutes les traces de notre expédition.

Il y avait derrière eux, au milieu des rochers, un précipice dont on ne voyait pas le fond et où tombait un large torrent, formé par la réunion des eaux de la montagne. C’est là que s’engouffrèrent toutes les dépouilles des archers, et, vu que Pedralvi et ses compagnons avaient par-dessous leurs habits de bohémiens, la métamorphose fut bientôt complète. Piquillo ne s’était point débarrassé de sa noire défroque, et pour cause. Il n’avait point d’autre vêtement. Mais un instant après, le pourvoyeur revint avec une besace bien garnie, et portant sous son bras un paquet destiné à Piquillo. C’était un habillement complet, et de plus, une robe de pèlerin, le tout acheté chez un fripier du village. La toilette ne fut pas longue, et tous, assis sur l’herbe, firent gaiement honneur au repas étalé devant eux. C’était un pâté de venaison, deux volailles rôties, du pain blanc et en outre de bon vin, qui fit plus d’une fois le tour du cercle.

Le repas terminé, la parole fut à Pedralvi, qui dit :

— Quelque plaisir que nous ayons à voyager ensemble, il faut nous séparer et retourner à Valence, chacun de notre côté ; réunis, nous pourrions exciter des soupçons qu’il importe d’éloigner, sinon pour nous du moins pour le seigneur d’Albérique notre maître, et son fils Yézid, qui seraient perdus si l’on se doutait seulement qu’ils ont eu connaissance de notre expédition. Je conduis le seigneur Alliaga pendant quelques lieues encore, et je vous rejoindrai… Adieu donc, et à bientôt.

Ils prirent tous des sentiers différents et disparurent, se dirigeant vers Valence.

— Toi, frère, dit Pedralvi, quand il fut seul avec Piquillo, tu ne vas pas de ce côté, car on t’attend à Madrid.

— Qui donc ? dit Piquillo avec émotion.

— La senora Aïxa !

— Aïxa !… qui t’a dit !… comment connais-tu ce nom ?

— Par la camariera de la reine… par Juanita.

— C’est vrai… tu as vu Juanita ?

— Impossible… puisque depuis deux mois, frère, je n’ai été occupé que de toi ; mais j’ai écrit à Juanita, je lui ai appris notre mésaventure et ta disparition ; elle en a parlé à la senora Aïxa et à sa sœur Carmen.

— Mes anges tutélaires.

— Tu as raison… car ces deux jeunes filles, surtout la senora Aïxa, ont été dans des inquiétudes, dans une douleur dont je ne te parle pas.

— Au contraire, s’écria Piquillo avec ivresse, dis-moi tout.

— Ne pouvant découvrir ce que tu étais devenu, je te croyais à Madrid dans les prisons de l’inquisition ; la senora Aïxa, par ses soins, par son crédit, a enfin acquis la certitude du contraire ; elle l’a appris à Juanita, qui m’en a prévenu, la suppliant de la tenir au courant de tout, offrant pour ta délivrance toutes les sommes nécessaires.

— Merci, merci ! répétait en lui-même Piquillo attendri.

— Mais nous n’avions besoin de rien, poursuivit Pedralvi avec fierté, et Yézid m’avait déjà dit : Il faut tout sacrifier pour retrouver mon frère ; il faut le délivrer à tout prix ; n’épargne ni l’or ni les recherches. Et pendant que je cherchais, c’est lui, c’est Yézid, qui a découvert ta prison. Il avait interrogé un de nos ouvriers que Ribeira avait autrefois baptisé par force ; il a appris de lui les détails de ces tortures, de ce cachot qu’ils appellent l’œuvre de la Rédemption. Il a soupçonné que c’était là qu’on t’avait renfermé. Il à organisé alors l’expédition, et s’il m’en a donné le commandement, c’est qu’un événement, un malheur qui nous menace tous, l’a forcé de partir pour Madrid.

— Quel événement ? quel malheur ? dit vivement Piquillo.

— Je l’ignore. Il te l’apprendra sans doute. Mais il était hors de lui, et Albérique, son père, bien plus agité encore ; ses traits étaient tout bouleversés ; il s’écriait : Pars à l’instant, il le faut ! Et je l’ai entendu mur-