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piquillo alliaga.

Cette escouade devait d’abord servir d’escorte à l’archevêque, et puis ramener à Valence les nouveaux convertis que Romero devait lui livrer.

Le prélat, arrivé assez tard, fut reçu au presbytère par le curé, qui lui offrit son modeste appartement ; quant à l’escorte de monseigneur, qu’il était impossible de loger, elle descendit à l’hôtellerie de la montagne.

Ribeira se hâta d’interroger le curé, qui lui raconta avec satisfaction comment, par son zèle évangélique et ses pieuses exhortations, il avait arraché à l’erreur les cinq israélites qui lui avaient été confiés. Ils étaient convertis ou du moins ne demandaient qu’à l’être, et quelques mots de monseigneur suffiraient pour achever ce miracle.

Mais avec la même franchise et avec une profonde douleur, le curé était obligé d’avouer que tous ses efforts avaient été impuissants contre l’hérésie du Maure qui lui avait été amené.

Ni ses ferventes remontrances, ni les efforts et les fatigues d’Acalpuco n’avaient pu triompher de cet hérétique obstiné et endurci, dont l’Âme était rebelle aux effets de la grâce, et le corps insensible aux arguments de la discipline ; résistance d’autant plus étonnante qu’on était au dernier jour du mois, au moment des échéances les plus fortes ; car la veille il avait reçu trente-neuf coups de discipline, quarante le matin, et, à ce que disait le frère rédempteur chargé de ces détails, il n’y paraissait point, pas même sur sa peau !

— Quel endurcissement ! répéta le prélat avec un soupir. Est-il possible, mon Dieu ! qu’il y ait des hérétiques que rien ne puisse toucher ? Nous verrons cela demain, dit-il au curé, disposez tout pour que je puisse l’exhorter moi-même ; je veux, s’il faut y renoncer, n’avoir du moins rien à me reprocher. Nous devons pour cela n’épargner ni nos soins, ni nos peines !… c’est pour la foi ! et Dieu nous le rendra !

Le lendemain, Piquillo, couché sur son humble grabat, rêvait à Pedralvi et à la liberté, lorsqu’on entra brusquement dans la tourelle. C’était le curé Romero et les quatre frères rédempteurs, et avant que le prisonnier, à moitié endormi, eût pu se défendre, il fut arraché de son lit, bâillonné, dépouillé de son dernier vêtement et précipité au pied du prie-Dieu fatal.

Le curé fit jouet le ressort, et Piquillo, forcément prosterné, le front contre terre, ne put opposer aucune résistance à ses bourreaux ; nul espoir ne lui restait, pas même celui de mourir pour se soustraire à ce supplice infamant.

Acalpuco, tout en gémissant du devoir qui lui était imposé, se résignait à le remplir ; au moins, se disait-il en lui-même, ce bon jeune homme qui m’enrichit depuis un mois comprendra que c’est malgré moi, et que je ne puis pas faire autrement :

En ce moment, l’archevêque entra ; il fit signe au curé de l’attendre dans la pièce voisine, et dit aux frères rédempteurs.

— Attendez-moi, mes frères, je vous ferai avertir quand il en sera temps ; je veux rester seul avec ce malheureux et lui adresser mes paternelles et dernières exhortations.

Le prélat s’assit dans le fauteuil en bois, et s’approchant de Piquillo, toujours prosterné et toujours garrotté par des liens de fer :

— Mon frère, lui dit-il, pourquoi repousser avec cette obstination les trésors de la grâce ? J’espère encore vous convaincre. Vous ne me répondez pas…

Voyant alors le bâillon qui lui fermait la bouche :

— Vous ne le pouvez pas… je le vois… tant mieux ! ce sont des hérésies et des impiétés que l’on vous épargne. Écoutez-moi seulement : Si l’on a fait souffrir votre corps, c’est pour sauver votre âme ! Au lieu de nous en vouloir, mon frère, vous devez nous en remercier ! Qu’importe, après tout, cette enveloppe périssable dont nous ne devons aspirer qu’à nous dégager ?

N’agitez pas ainsi la tête avec colère, dit-il en s’interrompant, car, après tout, mon frère, ces tourments corporels, vous ne devez les imputer qu’à vous-même ! ce n’est pas nous, c’est vous qui êtes votre propre bourreau dans ce monde et surtout dans l’autre. En effet, d’après les douleurs légères, passagères, que vous venez d’endurer, jugez ce que doit être l’éternité de douleurs à laquelle vous condamnerait le Dieu que vous vous obstinez à repousser et qui vous prie, par ma bouche, d’avoir pitié de vous-même !

Piquillo, qui tremblait de rage, fit un nouveau geste de fureur.

— Pitié pour vous ! s’écria le prélat avec une componction qui allait jusqu’aux larmes ; pitié pour vous ! mon frère, je vous en conjure à mains jointes, et je vais, s’il le faut, m’agenouiller auprès de vous sur la pierre ! Pitié pour le salut du volte âme ! Consentez à vous convertir et à recevoir le baptême…

Ne me répondez pas… vous ne le pouvez pas ; mais faites-moi seulement signe de la tête que vous le désirez… que vous le demandez… et je fais à l’instant tomber ces entraves qui retiennent votre corps, comme les liens de l’hérésie retiennent votre âme et l’empêchent de s’élever au ciel.

Piquillo resta immobile.

— Un geste seulement, et vous êtes libre, et je vous emmène avec moi à Valence, dans mon palais, où des : délices ineffables vous attendent. Vous qui êtes l’enfant prodigue, vous trouverez en moi un père… Vous le voulez, mon fils, n’est-il pas vrai ?

Piquillo ne fit pas un geste.

— Mais si vous persistez dans l’impénitence finale, reprit le prélat avec colère, je n’oublierai point que le Dieu qui pardonne et châtie m’a remis ses pouvoirs sur la terre, et que si vous repoussez le premier de ces droits, il m’est ordonné d’user du second ! Je vais appeler les frères rédempteurs… C’est vous qui l’aurez voulu ! Un geste, un signe de consentement, peut m’arrêter encore.

Piquillo resta immobile, et le prélat se leva pour appeler.