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piquillo alliaga.

les coups de discipline n’ont pas produit plus d’effet que les exhortations du curé.

— Je comprends… et après ?

— Nous verrons ! ce sera toujours cela de gagné pour moi.

— Et pour moi ! ajouta le moine en serrant les trois pièces de monnaie sous son froc ; mais cependant, dit-il avec un mouvement de crainte et d’hésitation, si cela venait à se savoir…

— C’est que vous l’aurez voulu, mon frère ; on peut bien découvrir ce que je vous donne là, dit Piquillo en montrant les réaux, mais on ne peut pas découvrir ce que vous ne me donnerez pas.

— C’est juste, répondit le moine tout à fait convaincu par ce raisonnement.

Fidèle à ce qui avait été convenu, il revenait chaque jour à la même heure avec autant d’exactitude que le curé. Il touchait ses trois réaux, buvait sa bouteille de vin, et sortait enchanté de son marché ; Piquillo ne l’était pas moins que lui.

Maintenant que son bourreau était devenu son confident et son complice, il lui avait plusieurs fois parlé d’évasion, lui promettant, s’il voulait le seconder, non pas trois réaux, mais trois ducats par jour.

Le frère rédempteur n’eût pas demandé mieux, mais cela lui était impossible.

La porte de la tourelle et celle de la première enceinte étaient fermées avec des barres de fer et de triples serrures dont les clés étaient entre les mains du curé. Les trois autres frères rédempteurs étaient dévoués à l’archevêque, sans compter que lui, Acalpuco, ne se sentait point l’audace téméraire qui porte à braver les dangers, et qu’au moindre bruit, au moindre cri d’alarme, les vingt ou trente paysans qui composaient le village ne manqueraient point d’accourir, prêts à défendre leur curé, et à se faire tuer pour le saint archevêque.

Quant à une évasion par ruse, elle était encore plus impraticable : aucun moyen de sortir de la tourelle. Une porte donnait, il est vrai, sur la cour, mais une fois dans la cour, on n’en serait pas plus avancé, puisqu’il fallait franchir une poterne. Or, le frère portier ne laissait passer personne sans un ordre exprès et par écrit du curé ou de l’archevêque, et encore après avoir bien examiné celui qui sortait ou qui entrait.

Piquillo était désespéré ; les jours s’écoulaient ; sa situation ne changeait pas et pouvait empirer. Son modeste trésor diminuait chaque jour, et avec lui devait probablement expirer le dévouement d’Acalpuco.

— Comment, lui disait-il, ne s’étonne-t-on pas au dehors de n’entendre de cette tourelle ni résistance, ni plainte, ni gémissement ?

— Rassurez-vous, lui répondit le moine en lui montrant une espèce de bâillon à l’usage des prisonniers ; nous avons ordre d’abord de nous servir de ceci pour que nulle parole, nul cri ne se fasse entendre, et qu’on puisse croire au dehors que la seule éloquence du curé suffit à la conversion des plus obstinés. Quant à la résistance, elle serait impossible, car dès que le prisonnier s’est mis à genoux sur ce prie-Dieu, voyez plutôt !

Le frère rédempteur lui apprit alors le secret qu’il n’avait pu découvrir.

En poussant un bouton de cuivre, un ressort partait qui enveloppait le patient, lui saisissait les bras et les jambes, et le forçait à courber son front vers la terre, comme s’il priait de la manière la plus fervente et la plus humble. Ce mouvement mettait à découvert ses épaules et ses reins, et il subissait, sans pouvoir se défendre, la fustigation qu’il plaisait à ses bourreaux de lui infliger.

Piquillo tressaillit à cet aspect, et toute la soirée, toute la journée du lendemain, il ne put se défendre des plus tristes et des plus sombres pressentiments.

Pour les chasser et se distraire, il fit, ce qui lui arrivait souvent quand il était seul, une visite à sa jeune couvée, c’est-à-dire qu’il établit son échafaudage, plaça sur son lit sa table, son fauteuil et le fatal prie-Dieu, qu’il ne regardait plus maintenant sans un frisson ; mais il en connaissait le secret, et en montant il se garda bien de toucher au ressort.

Il était parvenu à la hauteur de la lucarne, et à travers les barreaux il regardait le ciel et la cime des montagnes qui bordaient l’horizon ; soudain un bruit de mandoline ou de guitare dont on râclait d’une manière effroyable, l’arracha à ses rêveries et le força d’abaisser ses regards vers la terre, d’où partait ce concert infernal et sauvage.

Il aperçut le curé Romero et une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants, formant la population déguenillée de la paroisse d’Aïgador, rangés en cercle autour de cinq ou six bohémiens qui dansaient ou jouaient de la guitare.

Ils avaient été attirés par cet horrible charivari qui aurait mis en déroute une armée entière. Pour entendre une pareille musique sans prendre la fuite, il fallait être sourd, ou comme Piquillo, renfermé sous les verrous. Il resta donc.

Mais quelle fut sa surprise, lorsque, dans le bohémien. qui maniait la guitare d’une manière si extraordinaire, il crut reconnaître son ami Pedralvi : bientôt il lui fut impossible d’en douter, quand celui-ci se mit à chanter ou plutôt à crier à tue-tête, en s’accompagnant de la mandoline :

— Tra, la, la, la, la, toi qui m’entends du haut de ces créneaux, reconnais un ami !

Ces paroles étaient en arabe, et ce jargon inconnu amusait beaucoup le curé et les assistants.

— Tra, la, la, la, la, continuait Pedralvi en chantant, écoute-moi bien ! Consens, dès ce soir, à être baptisé, tra, la, la, la, la, parce qu’alors demain, de bon matin, on te conduira à l’église que tu vois d’ici… tra, la, la, la, la, et je t’enlèverai, tra, la, la, la, la, et si l’on veut s’y opposer, tra, la, la, la, nous les rosserons tous, à commencer par ce curé qui est là devant moi, et qui m’écoute en ce moment comme un imbécile, tra, la, la, la, la, la, la, la, la !

Pedralvi termina sa sarabande ou séguidille par des arpèges et des from-from de guitare si originaux et si imprévus, que le curé et tous les auditeurs applaudirent et crièrent bis !

C’est ce que demandait Pedralvi, et pour que Piquillo l’entendit mieux, il répéta en criant encore plus haut la chanson ou plutôt le programme qu’il désirait faire comprendre à son ami.