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piquillo alliaga.

plus que son mérite intellectuel, la place importante qu’il occupait dans l’œuvre de la Rédemption.

Lui, quatrième, formait tout le personnel des frères rédempteurs, moines ou plutôt laïques portant le froc, établis dans les bâtiments qui tenaient presque à l’église. Ces bâtiments, ainsi qu’on l’a dit, étaient d’anciennes constructions élevées par les Maures, et l’archevêque avait cru voir le doigt de Dieu dans cette coïncidence, ou dans ce hasard qui faisait servir l’œuvre des ancêtres à la conversion et au salut de leurs descendants.

Piquillo, conduit par ses gardiens, franchit la première enceinte ; c’était une poterne fermée par une grille ; au-dessus étaient écrits ces mots :

Œuvre de la Rédemption, fondée par Ribeira,
archevêque de Valence, anno Dei
 1602.

On se trouvait ensuite dans une cour flanquée de cinq ou six tourelles, lesquelles étaient bâties avec la pierre du rocher, c’est-à-dire en granit.

Joignez-y des portes en chêne doublées de fer, de triples barreaux à toutes les fenêtres ou ouvertures, et vous aurez une idée du logement ou plutôt du cachot destiné aux pauvres malheureux qu’il s’agissait de convertir et de mener en paradis ; la route qui y conduisait n’avait rien d’engageant et aurait plutôt fait rebrousser chemin.

Chaque tourelle contenait deux étages, chaque étage un prisonnier.

Acalpuco ouvrit la troisième tourelle à droite, alors vacante, et dit à Piquillo :

— Frère, voici votre cellule ; elle s’ouvrira pour vous quand vos yeux s’ouvriront à la lumière.

Et la porte se referma au bruit des serrures et des verrous, laissant le pauvre Alliaga livré à ses réflexions.

Il y avait une fatalité qui le poursuivait. Après avoir été si longtemps pauvre, malheureux et abandonné de tous, la fortune venait de lui sourire ; il avait retrouvé sa place au foyer paternel, une famille lui ouvrait les bras, un sort brillant s’offrait à lui. Ses talents personnels et les richesses des d’Albérique pouvaient le porter aux premiers rangs ; alors rien ne s’opposait plus à son amour pour Aïxa, à son mariage avec elle ; Aïxa lui avait dit : « Patience et courage, et on arrive à tout. »

Mais la patience lui manquait, et le courage était bien prêt à l’abandonner, lorsqu’il voyait tous ses rêves détruits, tous ses projets renversés par un hasard fatal, la rencontre de ce Juan-Baptista et la captivité où il se trouvait réduit.

Quelles en seraient les conséquences, et surtout quel en serait le terme ? voilà ce qu’il lui était impossible de prévoir.

La première pensée qui s’offrit à son esprit, celle de tout prisonnier, fut celle-ci : Comment sortir de prison ? Par la force ? Impossible ! Par ruse ou par adresse ? Il n’en voyait jusqu’alors aucun moyen. Un espoir lui restait encore, et cet espoir fut presque déçu.

Nous avons dit que, grâce à la générosité paternelle, ses poches étaient pleines d’or. Le capitaine Juan-Baptista et les siens y avaient mis bon ordre, tout avait été visité, il ne restait rien. Mais quand Yézid voyageait, il y avait toujours dans les fontes de la selle, à côté de ses pistolets, une bourse remplie de réaux pour que le généreux jeune homme y puisât à son aise et distribuât sur la route les pièces de monnaie à ceux qui lui tendaient la main, que cette main fût celle d’un juif, d’un Maure ou d’un chrétien.

Yézid, qui s’était occupé de tous les apprêts du voyage, avait fait pour son frère comme pour lui, et en montant à cheval, Alliaga avait trouvé une bourse pleine de réaux à côté de deux pistolets de poche richement ciselés et damasquinés.

Ces armes et cette faible somme ainsi placées, avaient été négligées d’abord par le capitaine Balseiro, plus empressé de voler le maître que de voler le cheval, et plus tard, les poignées d’or qu’il avait retirées des poches d’Alliaga l’avaient, non pas rassasié, mais occupé, vu qu’il ne songeait, chemin faisant, qu’à en dérober une partie aux exigences de ses associés, les autres alguazils.

Donc, quand l’escorte du capitaine eut rencontré celle de l’archevêque, quand on eut délié les mains des deux captifs, et intimé à Alliaga l’ordre de monter dans l’une des deux voitures épiscopales, celui-ci, en descendant de cheval, avait saisi vivement la bourse oubliée, ainsi que l’un des pistolets de poche, et pendant le trajet, il les avait cachés à tous les yeux, d’autant plus facilement que ceux qui l’amenaient alors n’en voulaient point à son argent, mais à son âme.

Le prisonnier avait pensé qu’il y avait une foule d’occasions où une bourse pouvait être utile aux gens qui possédaient leur liberté, et à plus forte raison à ceux qui ne l’avaient plus. C’est alors que cette ressource lui revint à l’esprit.

Il s’empressa de se fouiller, il avait toujours sa bourse.

Il compta, calcula, et tout ce qu’il possédait n’était malheureusement pas assez considérable pour faire ouvrir les portes de sa prison. Quatre-vingts à cent réaux, il n’y avait pas là de quoi séduire ses geôliers, ni acheter la conscience d’un curé ! Passe encore pour celle d’un porte-clés ! Et encore !… Il y en avait souvent qui étaient hors de prix. Quant au pistolet, qu’il examina, il lui devenait inutile ; il n’était pas même chargé.

Il en était là de ses réflexions et venait de serrer sa bourse, lorsqu’il entendit s’ouvrir un guichet, donnant dans l’intérieur du bâtiment.

Il vit apparaître-la tête du curé Romero, qui lui dit d’une voix paterne :

— Mon fils, je suis chargé, par le ciel qui me bénit, et par l’archevêque qui me paie, de vous convertir à la foi catholique, apostolique et romaine : y êtes-vous disposé ?

— Non, mon père, tant que je serai sous les verrous. Qu’on me mette en liberté, et nous verrons.

— Ce n’est pas là la question. Êtes-vous disposé à ouvrir les yeux à la lumière et les oreilles à la vérité ?

— Quand on m’aura ouvert les portes de cette prison.

— Encore une fois, mon fils, ce n’est pas là la question. Ma foi, comme chrétien, et mon devoir, comme curé de cette paroisse, m’ordonnent de vous prêcher et de vous convertir. Le saint archevêque de Valence