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piquillo alliaga.

j’aimerais mieux me marier, fût-ce avec l’infante du Congo.

Il était dans cette disposition d’esprit lorsqu’il parut de nouveau devant le ministre.

— Le roi a eu égard aux raisons que j’ai fait valoir en votre faveur, il vous donne Madrid pour prison.

Le jeune homme tressaillit de joie.

— Il vous choisit pour femme la fille d’un ancien serviteur, un brave soldat tué en Irlande, Aïxa Lopez.

— Une vieille fille ? dit Santarem en hésitant.

— Non, elle est jeune,

— Et laide ? continua le jeune homme ; mais c’est égal,

— Non, elle est charmante, mais sans fortune.

— S’il ne tient qu’à cela, je ne sais que faire de la mienne.

— À merveille, jeune homme. Eu égard à votre générosité et à votre désintéressement, le roi, j’en suis persuadé, vous permettra da lui présenter votre femme, madame la duchesse.

— Je ne demande pas mieux.

— Votre grâce pleine et entière dépendra alors de vous et de votre conduite. Si elle est ce qu’elle doit être, nul doute que vous ne rentriez en faveur auprès de Sa Majesté, mais si l’on avait à se plaindre de vous, si vous osiez encore vous révolter contre l’autorité royale…

— M’en préserve le ciel !

— Les preuves de votre première rébellion existeront toujours, elles seront là… et la prison d’où vous sortez peut se rouvrir à l’instant.

— Ce que j’en ai vu me suffit, et Sa Majesté peut compter désormais sur le sujet le plus fidèle, le plus dévoué et le plus soumis.

— Bien ! je vais rendre compte au roi de notre conversation.

Santarem fut reconduit dans une chambre plus élégante, mieux éclairée, plus convenable, en un mot, et il attendit cette fois avec plus de patience sa liberté définitive.

Le duc, pendant ce temps, se rendait près d’Aïxa, et nous avons vu le résultat de sa visite. Le roi, tout en se désolant des délais qu’il avait encore à subir, ne pouvait s’empêcher de rendre justice à l’habileté et au talent de son ministre.

Ce mariage, il est vrai, lui avait d’abord grandement coûté ; mais il fallait alors renoncer à voir Aïxa, car c’était le seul moyen de l’amener à la cour, et de l’y placer dans une position honorable.

Ce qui le consolait, c’est que ce n’était qu’un mariage de convenance ; qu’Aïxa ne pouvait aimer un homme qu’elle ne connaissait pas. Et puis ce mari qui restait toujours sous le poids d’un jugement capital, et que l’on pouvait, d’après sa docilité, amnistier ou faire disparaître à volonté, lui paraissait une combinaison diplomatique d’une grande supériorité, et il ne pouvait se lasser d’admirer l’esprit facile et inventif du ministre auquel il avait remis le gouvernement de l’Espagne.

Le duc de Lerma cependant, loin de s’abandonner à la confiance que donne le succès, redoutait toujours quelque sourde et adroite manœuvre de la comtesse, et quoiqu’il y eût entre eux, en ce moment, comme une trêve tacite, le duc ne désarmait pas, et restait toujours sur le pied de guerre. L’hôtel d’Altamira était entouré d’espions ; les moindres démarches étaient observées ; tout ce qui entrait dans l’hôtel, tout ce qui en sortait était l’objet de la surveillance la plus active.

Les dix jours étaient expirés. On entendit, à la même heure que la première fois, rouler le carrosse du duc, et lui-même se présenta dans le salon. Aïxa et Carmen venaient d’y arriver, et pour rien au monde la comtesse n’eût voulu manquer à cette séance.

— Je viens, senora, dit gracieusement le duc, chercher votre réponse.

— Je suis désolée, monseigneur, d’avoir fait attendre aussi longtemps Votre Excellence.

— Peu importe, senora, si je dois recevoir une bonne nouvelle.

— Dans le sens que vous daignez y attacher, monseigneur. elle ne l’est pas… car après m’être bien consultée… il m’est impossible…

— D’accepter ! s’écria la comtesse…

— Oui, madame, répondit froidement Aïxa.

Il était dit que la comtesse ne pourrait jamais s’expliquer la conduite de la jeune fille ; mais elle voyait, en ce moment, le duc déconcerté dans ses projets ; c’était un triomphe pour elle, et elle l’acceptait comme tel, de quelque manière que lui vint la victoire. Elle jeta sur son ennemi un regard de joie qui s’atténua tout à coup, en voyant le duc beaucoup moins humilié qu’elle ne l’espérait.

Il contemplait Aïxa d’un air calme et avec un sourire à demi railleur.

— Je ne doute point, dit-il lentement, que, pendant ces dix jours, la senora n’ait pesé toutes les raisons pour et contre ce mariage ; mais je crois qu’elle en a oublié quelques-unes qui ne lui auraient pas permis d’hésiter.

— Je ne le pense pas, dit Aïxa.

— Et moi, j’en suis sûr, et si la senora veut me permettre, non pas de les faire valoir auprès d’elle, mais seulement de les lui rappeler, je suis persuadé qu’à l’instant même elle changera de résolution.

— La senora n’a pas cette habitude, dit la comtesse d’un air railleur, et malgré tous vos talents, monsieur le duc, je crains que votre négociation ne réussisse pas.

— Je ne saurais partager vos craintes, madame la comtesse, répondit gravement le ministre, et si la senora veut m’honorer d’un entretien particulier… ajouta-t-il en regardant la comtesse.

— Quoi ! monseigneur, dit celle-ci d’un air piqué, un tête-à-tête !…

— Mon âge le rend peu dangereux. Celui-ci d’ailleurs ne durera que quelques minutes ; je suis persuadé d’avance du consentement de la senora.

Aïxa le regarda d’un air de doute, et faisant signe à Carmen de s’éloigner, elle dit au ministre :

— Je suis à vos ordres, monseigneur.

Carmen emmena sa tante, laissant Aïxa seule avec le duc de Lerma.

Ainsi que celui-ci l’avait promis, il resta à peine un quart d’heure auprès de la jeune fille, et quand il la quitta, l’œil le plus clairvoyant n’eût pu lire sur ses traits impassibles la honte d’une défaite ou la joie d’un triomphe. Il disparut après avoir salué respectueusement les deux dames.