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piquillo alliaga.

— Eh oui, sans doute… une simple lettre d’invitation.

— C’est ce qu’il y avait de mieux, dit froidement le ministre.

— N’est-il pas vrai ?… Parce que cet engagement… je veux dire cette invitation, balbutia le roi en se reprenant, était dans la supposition qu’elle avait quelque pouvoir sur cette jeune fille.

— Elle n’en a aucun, dit le ministre avec aplomb.

— Vous le croyez ?

— J’en suis certain.

— C’est bien différent alors ! s’écria le roi vivement.

— Comme je le disais à Votre Majesté, il ne s’agit que de s’entendre.

— Mais quelle est donc cette belle inconnue ?

— Une orpheline élevée par don Juan d’Aguilar avec la senora Carmen, qui ne la quitte jamais, et qui la traite comme sa sœur.

— Voilà d’où vient l’erreur, dit joyeusement le roi… au château du Duero, à la promenade… à l’hôtel d’Altamira, toujours ensemble.

— C’est, en effet, à l’hôtel d’Altamira qu’elle habite, dit le ministre… mais avec Carmen et non avec la comtesse.

— Et son nom, mon cher duc, son nom ?

— Aïxa.

— Et vous me répondez que je pourrai la voir, qu’il n’y aura pas d’obstacle ?

— Il y en aura sans doute ; mais pour ne pas en triompher, il faudrait que les amis ou les serviteurs de Votre Majesté eussent bien peu de zèle ou d’adresse.

— Mon cher duc, s’écria le roi, je n’espère qu’en vous ! c’est de vous seul désormais que dépendra mon bonheur.

Et guéri par cette seule idée, le roi, qui passait aisément de l’accablement le plus profond à la joie la plus vive, se leva et déjeuna comme s’il eût été déjà assuré de plaire à celle qu’il aimait.

Le duc d’Uzède, cependant, s’était rendu près de la comtesse, et lui avait raconté comment le ministre, s’appropriant son idée, prétendait l’exploiter à son avantage et donner lui-même une maîtresse au roi, maîtresse qui, choisie et présentée par lui, n’agirait que par son influence et ses conseils, et que cette favorite sur laquelle reposaient désormais toutes ses espérances, n’était autre qu’Aïxa.

— Aïxa ! s’écria la comtesse stupéfaite et qui ne pouvait s’expliquer un pareil événement. Mais, furieuse de ses projets renversés, et plus furieuse encore de ceux que méditait le duc, elle jura en elle-même de les déjouer. Il n’y avait pas de temps à perdre, elle monta à l’instant même chez Aïxa.

Avec une feinte bonté et une feinte indignation, elle se hâta de lui raconter les infâmes complots qui se tramaient contre elle.

— Ce n’est pas possible ! dit Aïxa étonnée.

— Cela est, mon enfant, je vous le jure. On veut vous tromper, vous séduire, trafiquer de votre honneur. Le duc de Lerma l’a promis ; mais il oublie que vous m’êtes confiée, que vous êtes sous ma garde et que je veillerai sur vous comme sur ma nièce, comme sur ma propre enfant.

— Expliquons-nous, madame, dit Aïxa froidement et sans se laisser émouvoir par ces protestations de tendresse ni par cet étalage de grands principes. L’amour-propre ne m’aveugle pas au point de me faire croire à des passions surnaturelles. Le roi m’aime, dites-vous ! Comment cela serait-il arrivé ?

— Je l’ignore… mais il vous aime.

— Où m’aurait-il vue ?

— Je n’en sais rien, senora… C’est à vous que je le demanderai… ou plutôt à Carmen ; je saurai comment elle n’a pas même reconnu hier soir, ce don Augustin avec qui elle a passé toute une soirée.

— Que dites-vous senora ?… le seigneur don Augustin.

— C’était le roi !

Ô ciel !… qu’avez-vous ? dit la comtesse en voyant Aïxa qui changeait de couleur… d’où vient ce trouble ?

— D’une cause toute naturelle, répondit Aïxa avec franchise : c’est que c’est moi qui, au château de Duero, ne connaissant point l’hôte que vous attendiez, ai reçu le seigneur don Augustin…

— Vous ! dit la comtesse, pâle de colère.

— Moi-même.

— Dans quelle intention ? dans quel but ?

Aïxa allait le lui dire, puis se rappelant la recommandation et les soupçons de don Fernand, qui, dans ce moment plus que jamais, lui paraissaient vraisemblables, elle répondit froidement :

— Je vous ai dit ce qui était… Le reste est inutile et me regarde seule.

La comtesse poussa un cri et se frappa le front de sa main.

Cette substitution qu’elle ne comprenait point et qu’Aïxa refusait d’expliquer, le mystère qui environnait cette jeune fille, la singularité de son existence, de sa conduite, de son caractère, et jusqu’à cette fortune inconnue dont elle paraissait disposer, tout faisait croire à la comtesse qu’elle était jouée, qu’il y avait pour séduire le roi quelque intrigue secrète tramée par cette jeune fille et les siens, intrigue qu’elle-même avait secondée et fait réussir sans le savoir.

— Je saurai le motif de cette ruse, de cette indigne trahison.

— Une trahison, senora ! répondit Aïxa avec fierté.

— Oui… vos projets me sont connus. Le danger contre lequel je venais vous prémunir était depuis longtemps désiré, ambitionné par vous !

— Qu’osez-vous dire ?

— Vous vouliez captiver le roi, vous en faire aimer, le voir à vos pieds, pour arriver au pouvoir, pour régner sous son nom !

— Ah ! s’écria Aïxa avec indignation, j’y vois clair maintenant ! Vous vous êtes trahie, madame ; vous venez de m’apprendre vos projets, de m’initier à vos idées et à votre plan ; ce que vous me reprochez, vous vouliez le faire, et l’infamie dont vous m’accusez est la vôtre !

— À moi !

— À vous ! sœur de don Juan d’Aguilar et tante de Carmen ! Vous vouliez vendre votre nièce, trafiquer de son honneur, pour arriver par elle au pouvoir suprême, et gouverner le faible monarque.