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piquillo alliaga.

— Je réparerai mes torts, mon cher duc, dit le roi gaiement. Le régiment des gardes wallonnes est vacant… voyons ? qui nommerons-nous ?

— Mais, sire, dit le duc, un peu embarrassé.

L’huissier de la chambre du roi annonça en ce moment le marquis de Pombal, colonel des gardes wallonnes.

— Ah ! dit le roi étonné… ce régiment vacant…

— Pardon, sire, j’ai cru pouvoir en disposer.

— Sans me consulter ! dit le roi d’un air piqué et en se mordant les lèvres ; il pensa dans ce moment à ce que lui avait dit Aïxa, et pour la première fois peut-être il allait se fâcher contre son ministre, mais c’était ce jour-là, dans quelques heures, qu’il devait voir celle qu’il aimait ; le bonheur rend indulgent ! le roi n’avait ni le cœur ni le temps de se mettre en colère.

Il regarda seulement son ministre d’un air joyeux et ironique, et lui dit :

— Ah ! monsieur le duc, je ne suis point exigeant ! partageons. Je vous laisse les colonels, laissez-moi les abbés !

C’est tout ce que le ministre put obtenir de renseignements sur cette affaire. Ce qui l’effrayait encore plus, c’était l’air leste et dégagé de Sa Majesté, et surtout ce ton ironique que le souverain ne s’était jamais permis avec lui.

Il confia ses craintes à son frère Sandoval, qui lui-même ne laissait pas d’être soucieux.

La veille, le roi avait fait venir fray Ambrosio, attaché au secrétariat de l’inquisition, et lui avait ordonné de vérifier si un nommé Piquillo d’Alliaga n’était pas enfermé dans les prisons du saint-office ; demande, du reste, sans importance, mais qui prouvait que dans ce moment le roi avait la manie inquiétante de s’occuper, de s’informer, et surtout de donner lui-même des places dont le ministre comptait disposer. Toutes ces innovations agitaient le duc de Lerma à un tel point qu’il ne put s’empêcher de dire au duc d’Uzède, son fils :

— Vous ne quittez point Sa Majesté, savez-vous, mon fils, ce qui lui est arrivé ? n’avez-vous pas remarqué quelque chose de nouveau ?

— Rien, mon père, répondit froidement le traître.

Et il alla rejoindre son souverain, qui se préparait à sortir incognito pour la promenade.

C’était une froide mais superbe journée d’automne.

Le soleil, qui depuis longtemps ne s’était pas montré, dardait ce jour-là ses rayons. Toute la belle société s’était donné rendez-vous à Buen-Retiro, résidence royale qui occupe, avec ses jardins, une grande étendue dans la partie orientale de Madrid. Buen-Retiro était alors la promenade plus particulièrement fréquentée par les personnes de la cour, comme le Prado l’était par les bourgeois de la ville. Là, les nobles dames étalaient leurs riches toilettes, et les élégants d’alors venaient se montrer avec leurs barbes pointues, le feutre à longs poils sur l’oreille, le pourpoint serré, le large haut-de-chausses à demi détaché et la fraise à la confusion.

C’était l’Espagne qui, pour les modes et l’élégance, donnait le ton à toute l’Europe. La France, qui depuis a pris sa revanche, s’empressait alors d’adopter et d’imiter tout ce qui venait de Madrid. C’était à Buen-Retiro que se donnaient tous les rendez-vous galants, que se lançaient toutes les coquettes œillades, que se glissaient tous les billets doux qui n’avaient pu être échangés, le matin, à l’église Saint-Isidore ou Sainte-Isabelle.

Depuis leur retour à Madrid, Carmen et Aïxa n’étaient presque point sorties, et par cette belle matinée, par ce beau soleil, la comtesse d’Altamira n’eut point de peine à décider sa nièce à prendre l’air et à aller se promener à Buen-Retiro.

Carmen accepta sur-le-champ pour elle et pour Aïxa, et après vêpres le carrosse de la comtesse conduisit les trois dames dans le palais du roi, dont les jardins servaient de promenade publique. Il était trois heures à peu près quand elles arrivèrent.

Deux hommes étaient arrêtés dans les allées latérales. Le froid qu’il faisait, ce jour-là, et surtout le désir de ne pas être reconnus, les avaient fait s’envelopper de larges manteaux. Un sombrero élégant retombait sur leur front et les cachait jusqu’aux yeux.

Depuis longtemps le plus jeune des deux cavaliers semblait attendre avec une vive impatience. Voyant enfin ces dames descendre de carrosse, il ne put maitriser un léger cri de joie que son compagnon se hâta de réprimer ; mais son trouble et son émotion furent tels, qu’il s’appuya contre un des arbres antiques derrière lesquels ils étaient abrités et qui formaient un des plus beaux ornements de la promenade.

La comtesse et les deux jeunes filles s’avancèrent dans l’allée du milieu, celle où se pressait la foule des promeneurs, et furent bientôt l’objet de tous les regards. La noble dame ne perdait point de vue les deux cavaliers, enveloppés de manteaux, qui les suivaient assidûment et de loin dans les allées latérales ; quant aux jeunes filles, elles ne se doutaient de rien, occupées du spectacle mouvant qui s’offrait à leurs yeux.

Plusieurs fois, se dégageant de la foule, la comtesse se rapprocha du bord de l’allée. Il y eut un moment où la mantille d’Aïxa effleura presque le manteau d’un des cavaliers ; un groupe de promeneurs les sépara.

Depuis l’arrivée des dames, le roi n’avait pas adressé un mot au duc d’Uzède ; l’émotion l’empêchait de parler ; il regardait et suivait tous les mouvements, tous les gestes d’Aïxa ; il éprouvait un ravissement inconnu auquel le mystère ajoutait un nouveau charme. Heureux de la contempler de loin, ce bonheur lui suffit d’abord ; mais bientôt entraîné par un mouvement fébrile, par une agitation involontaire, il chercha à se rapprocher d’elle.

Une fois entre autres, et sans savoir ni ce qu’il faisait ni ce qu’il voulait, il s’élança témérairement dans la foule, et le duc d’Uzède, qu’il n’avait point prévenu, s’aperçut que son compagnon n’était plus près de lui. Il s’efforça de le rejoindre ; le roi, s’avançant, toujours n’était plus qu’à deux pas d’Aïxa ; il allait lui parler et se compromettre, se faire reconnaître sans doute au milieu de tout ce monde composé de personnes de la cour.

Par malheur, ou plutôt par bonheur pour Sa Majesté, le marquis de Miranda, président de l’audience de Castille, venait dans un sens opposé et s’était ren-