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piquillo alliaga.

— Que je ne pouvais recevoir don Fernand à la ferme.

— Pourquoi ? dit vivement Carmen.

— Pourquoi ? répondit Aïxa en rougissant… c’est qu’il me semblait plus convenable, puisqu’il s’agissait de toi, qu’il te confiât à toi-même ce secret important… et puis, ajouta-t-elle en balbutiant, n’a-t-il pas des adieux à te faire ?

Carmen lui serra la main.

— Mais, continua Aïxa, il ne pouvait venir ici, puisqu’il ne veut être vu ni des gens de la maison, ni de la comtesse.

— Tous les domestiques sont sortis, et ma tante, malade, est renfermée dans sa chambre.

— Je l’ignorais, et je lui ai fait dire, par son valet de chambre, que ce serait toi qui, sur les huit heures, te rendrais à la ferme.

— Seule ! s’écria Carmen avec crainte.

— Et la fille de la fermière, cette bonne Mariquita, qui m’a escortée et qui te conduira !… et puis, si tu le veux absolument, je ne te quitterai pas, je retournerai avec toi.

— Je l’aime mieux, dit Carmen. Viens, partons.

Elles descendirent ; mais à peine furent-elles dans le parc, où elles trouvèrent Mariquita qui les attendait, que Carmen s’écria :

— C’est impossible ! j’oubliais mon cousin Augustin de Villa-Flor, que j’ai promis à ma tante de recevoir… là-bas dans le pavillon… Si tu savais comme elle y tient !

— Tu n’iras pas.

— Alors il est capable de venir au château… et ma tante verra que je lui ai manqué de parole.

— Il n’y a pas grand mal.

— Elle enverra à ma chambre, et elle saura par là que je suis sortie… pourquoi ? pour quels motifs ?… où ai-je été ? que répondrons-nous ?

— C’est plus grave… mais s’il ne tient qu’à cela, ne t’en inquiète pas, et va recevoir Fernand qui t’attend. Je recevrai ton cousin, le seigneur Augustin.

— Ah ! la bonne idée !

— Il ne te connaît pas, n’est-il pas vrai ?

— Nullement. C’est sa première visite.

— Il perdra au change, dit Aïxa en souriant, mais enfin je ferai de mon mieux.

— Je t’en prie en grâce ! ma tante m’a si fort recommandé de lui faire bon accueil.

— Je serai aimable… je serai charmante ; va vite à la ferme.

— Et toi au pavillon.

— Tu me raconteras ton entrevue ?

— Et toi la tienne ?

Et les deux amies se séparèrent.

Carmen, s’appuyant sur le bras de Mariquita, sortit avec elle du parc. Aïxa courut au pavillon, où elle entra tout essoufflée, pour se préparer à recevoir le seigneur Augustin ; et, tout étonnée d’être reçue par lui, elle lui adressa les paroles que nous avons entendues :

— Mille pardons, seigneur cavalier, de vous avoir fait attendre.


XXXIII.

le tête-a-tête.

Cette jolie fille et son gracieux accueil avaient un peu déconcerté le roi, qui se dit à part lui :

— Il paraît que, décidément, et sans m’en douter, j’étais attendu.

Mais cela ne lui expliquait ni où il était, ni pour qui on le prenait, et son air troublé, inquiet et embarrassé rassura singulièrement la jeune fille, qui lui dit de l’air le plus gracieux :

— Asseyez-vous donc, seigneur Augustin.

Le roi apprit ainsi son nom. C’était un premier point, et un point très-important. Il s’assit en regardant Aïxa.

— Pour la première fois que ma tante, la comtesse d’Altamira, a l’honneur de vous recevoir, continua la jeune fille, toujours avec son air gracieux, elle est bien malheureuse et bien désolée de ne pouvoir vous faire elle-même les honneurs de son château.

Pour le coup le roi respira plus à l’aise. Il était chez la comtesse d’Altamira, une des dames d’honneur de la reine ; il était en pays de connaissance ; et de plus il apprenait que la charmante jeune personne qui venait d’exciter son admiration était la nièce de la comtesse. Il pouvait sans danger se donner, comme il le disait, les plaisirs de l’incognito ; ses joues, un peu pâlies par le froid et par un sentiment de timidité ou de crainte, reprirent leurs couleurs naturelles. Il s’enfonça avec satisfaction dans le bon et large fauteuil dont il n’occupait que le bord, et étendit ses jambes vers le brasier, pendant qu’Aïxa continuait ainsi :

— La comtesse est obligée de garder sa chambre ; elle est très-souffrante.

— J’espère que cette indisposition n’aura point de suite, et je vous prie de lui faire savoir combien j’en suis contrarié.

— Elle l’est plus que vous, seigneur Augustin ; elle se faisait une fête de voir un parent de son mari, un cousin dont elle est fière.

— C’est vrai, dit le roi, avec une hardiesse dont il fut étonné et ravi, nous sommes cousins.

— Et de très-près, à ce qu’elle nous a dit.

— Alors, balbutia le roi en hésitant un peu, et en regardant Aïxa, nous devons être également parents.

— Oui, sans doute, dit gaiement la jeune fille, mais de plus loin, cousins par alliance.

— C’est beaucoup ! dit le roi, enchanté de la parenté et surtout de la tournure que prenait la conversation. Il se trouvait joyeux et à son aise, heureux comme un prisonnier en liberté, comme un écolier en vacances ; et puis cette jeune fille aux beaux yeux noirs, à l’air insouciant, qui le traitait sans façon et sans cérémonie, donnait à cette aventure un piquant et une nouveauté qui le charmaient. Jamais Sa Majesté ne s’était trouvée dans une situation pareille, et l’extase qu’il ressentait lui faisait tout oublier, même son appétit.