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piquillo alliaga.

cher d’Aguilar, d’entrer ainsi sans cérémonie et sans être attendu.

En ce moment le tumulte redoubla au dehors, et un valet de l’hôtel accourut, tout effrayé, dire que le peuple demandait à grands cris, et avec d’horribles menaces, qu’on en fit sortir le gouverneur.

Le comte de Lémos pâlit. Le jeune Fernand se rapprocha de lui, comme pour le protéger, et don Juan d’Aguilar, sans quitter son fauteuil, dit en souriant :

— Répondez-leur que je suis trop honoré de la visite de monsieur le comte pour vouloir l’abréger. Il restera dans l’hôtel d’Aguilar tant qu’il le voudra bien.

Puis, avec toute la majesté castillane, il ajouta :

— Quant aux gens qui sont devant ma porte, dites qu’ils aient à se retirer.

Tel était le respect que don Juan d’Aguilar imposait à tous les siens, et la ponctualité avec laquelle il avait l’habitude d’être obéi, qu’il ne vint pas à son Valet l’idée de faire la moindre réflexion ; et sans penser qu’il courait risque d’être mis en pièces par le peuple, il descendit pour remplir son message ; mais cela ne fut pas possible, car, effrayés de voir la foule augmenter à chaque instant, les gens de l’hôtel avaient barricadé la grande porte, et, quoique don Juan d’Aguilar fût aimé et honoré de tous, ces mesures de défense avaient irrité la multitude, qui manifestait déjà des intentions hostiles.

Le malheureux corrégidor, chef, sans le vouloir, d’un mouvement qu’il ne pouvait arrêter, et d’une armée qui le faisait trembler de terreur, voulut vainement élever la voix. Au milieu du tumulte, on n’entendait pas ses cris, mais on voyait ses gestes, et le peuple, persuadé que son magistrat cherchait à l’encourager à l’animer, s’écriait : Le corrégidor a raison… À l’assaut ! à l’assaut ! Vive le corrégidor !

Les pierres commençaient à voler et les vitres à tomber en éclats À ce bruit, Fernand s’élança dans l’appartement dont les croisées donnaient sur la place publique, et d’Aguilar, que la goutte empêchait de marcher aussi vite, se leva pour le suivre.

— Que faut-il faire ? s’écria le comte de Lémos, dans le plus grand trouble.

— Arrêter le corrégidor et deux ou trois des plus mutins, dit d’Aguilar, et le reste se dissipera. Eh bien ! cria-t-il à son neveu, qui, appuyé sur une des croisées. regardait tranquillement la foule immense et furieuse qui environnait l’hôtel, eh bien ! Fernand, que dis-tu de cela ?

— Je dis, mon oncle, répondit froidement le jeune homme, qu’il y aura bien du malheur si nous n’en prenons pas quelques-uns, car ils sont beaucoup.

En ce moment on entendit au loin retentir ces cris : Mort au gouverneur !

Le comte de Lémos s’efforçait en vain de cacher son émotion ; et, malgré le sourire d’emprunt qui contractait ses traits, la sueur coulait de son front. Le vieux soldat le regarda de travers et lui dit :

— Ne craignez rien, mon hôte, vous avez encore du temps devant vous !

— Et lequel ?

— Le temps que ma maison soit démolie ou brûlée, et que nous soyons tous tués, n’est-ce pas, Fernand ?

— Oui, mon oncle.

— Alors seulement on arrivera à vous. Mais d’ici là, le duc de Lerma, puisqu’il est prévenu et qu’il a deux régiments, fera quelque démonstration énergique qui effraiera les rebelles.

— Vous croyez ? dit Lémos, d’un air de doute.

— Par saint Jacques ! c’est impossible autrement. Fermer les portes de la ville au souverain ! Après un pareil affront, il ne peut pas céder, on ne doit rien accorder à la révolte ; il y va de la majesté royale. C’est au commencement d’un règne qu’il faut montrer de la fermeté.

— Et si la rébellion se prolonge ?

— Qu’importe !

— Mais nous, pendant ce temps ?…

— Nous soutiendrons le siège… ici, dans cet hôtel, contre toute la population de Pampelune, s’il le faut ! n’est-ce pas, mon neveu ?

— Oui, mon oncle ! ce sera ma première campagne, et je suis ravi de la faire sous vos ordres.

Un nouveau bruit, plus fort, plus menaçant, retentit alors ; c’était celui des poutres et des leviers, à l’aide desquels on attaquait la porte principale. À l’idée d’un assaut à soutenir, le vieux don Juan d’Aguilar devint sublime ; semblable au cheval de bataille qui hennit et relève la tête au son de la mousqueterie et du clairon, il s’élança d’un pas ferme ; il avait oublié sa goutte, il avait retrouvé toute l’ardeur de sa jeunesse.

— À moi ! cria-t-il à ses gens qui accouraient. Des armes, du fer, des pioches… tout ce qui vous tombera sous la main ; démolissez-moi ces croisées !

— Que voulez-vous faire ? s’écria le conte de Lémos.

— Jeter le premier étage de l’hôtel sur ceux qui assiègent le rez-de-chaussée.

— Bien, mon oncle, s’écria Fernand en se mettant à l’œuvre, je vous comprends !

— Cela te servira ! Je vais te montrer comment on défend une place de guerre…

— Quoi ! dit le comte de Lémos, surpris de tant de générosité, vous exposer ainsi pour moi… le parent et l’allié… d’une famille hostile… à la vôtre.

— Raison de plus… s’écria le vieillard, je ne livrerais jamais un ami qui serait venu me demander asile ; à plus forte raison… un ennemi… parce qu’un ennemi, voyez-vous, c’est sacré.

Puis, il ajouta vivement :

— Prenez garde, monsieur le comte, ne restez pas devant cette croisée, c’est la plus exposée ; mais nous allons bientôt faire taire cette artillerie de cailloux. Écoutez ici, vous autres !

Et rêvant, ce que plus tard, et dans une position à peu près pareille, Charles XII réalisa à Bender, le vieux général voulait non-seulement repousser l’assaut, mais il méditait même de faire, avec son neveu et ses domestiques, une sortie sur les assiégeants ; il avait lui-même, en peu de mots, expliqué son plan à son état-major rassemblé autour de lui, et ordonné d’ouvrir toutes les fenêtres pour examiner, des hauteurs, la position de l’ennemi ; mais, à la grande surprise des assiégés, le calme avait succédé au tumulte : la rue était presque déserte, et à l’aide même