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piquillo alliaga.

était indifférent. Ils ne pensaient loyalement qu’à l’élévation de leur ordre, à la chute du duc de Lerma, à l’abaissement de l’inquisition, et pour arriver à ce but, tous les moyens leur étaient bons.

L’important, dans une pareille conspiration, c’était la promptitude et la discrétion ; c’était que le coup fût frappé avant que le duc de Lerma et le grand inquisiteur fussent en mesure de s’y opposer. Après tout, qui aurait pu exciter leurs soupçons ? Personne n’approchait le roi et ne vivait dans son intimité ; personne, si ce n’était le duc d’Uzède, qui ne le quittait pas ; et comment un père pouvait-il se défier de son fils ? Il fallait pour cela habiter la cour, et même en ce pays l’histoire offre rarement des exemples pareils.

Cette perversité exceptionnelle, ce fait rare, curieux et extraordinaire, était, à défaut d’autres, réservé au règne de Philippe III.

Il s’agissait donc, avant tout, sans que personne s’en doutât, pas même Carmen, de la faire voir au roi. Il y avait bien les bals de la cour, les fêtes, les galas ; mais Carmen n’avait pas encore quitté le deuil qu’elle portait depuis la mort de son père, elle n’allait point dans le monde, n’avait pas été présentée à la cour, et passait toutes ses journées avec sa sœur Aïxa.

Depuis le départ de Piquillo, elle ne voyait personne du dehors, si ce n’était parfois Juanita, qui apportait aux deux jeunes amies des nouvelles de la reine et du palais.

On essaya alors de faire trouver Carmen à la chapelle du roi un jour où il entendrait la messe ; mais ce jour-là, le roi, renfermé dans sa stalle, ne pouvait être vu et ne voyait rien. Humble et la tête baissée, il ne leva pas un instant les yeux, et la foule admirait le pieux recueillement de Sa Majesté.

Le roi pensait alors aux idées du père Jérôme, et surtout à sa dernière conversation avec le révérend Escobar.

Il ne vit donc point Carmen, et tout en rêvant ce bonheur, il passa à côté d’elle sans s’en douter.

Un autre jour, le roi devait assister à une revue, et la comtesse d’Altamira s’arrangea pour se trouver avec sa nièce sur un balcon placé en face du balcon royal.

Le duc d’Uzède, qui ne quittait point Sa Majesté, devait lui faire remarquer cette charmante jeune personne, lui demander son avis, et, selon la réponse du roi, entamer le second chapitre d’un roman dont Jérôme et Escobar avaient déjà préparé le premier.

Par malheur il faisait ce jour-là un soleil ardent, une chaleur accablante, le roi pensa que ses soldats auraient bien chaud, et lui aussi. Il décommanda la revue, préférant rester seul dans ses jardins et rêver sous l’ombrage de ses arbres à sa passion future, à la jeune fille qui d’avance lui faisait battre le cœur.

La comtesse et ses amis, contrariés dans leur projet, attendaient qu’une occasion favorable se présentât, et les choses en étaient là quand surgit pour eux un nouvel obstacle.

Don Fernand d’Albayda, envoyé par le duc de Lerma au quartier général de Spinola, revint enfin de la Hollande.

Son retour fut le signal d’une grande allégresse pour tout le royaume.

Il ne rapportait point la paix, mais une trêve de douze ans avec les Pays-Bas insurgés. L’Espagne, épuisée, ne pouvait plus continuer la guerre, et cependant le duc de Lerma ne voulait point faire la paix avec des rebelles. C’eût été un affront pour l’orgueil espagnol, c’eût été surtout reconnaître de droit l’indépendance que les Provinces-Unies avaient conquise et possédaient de fait.

Le duc de Lerma avait, comme toujours, choisi un terme moyen qui ne terminait rien et laissait les choses dans le même état, une trêve de douze ans qui donnerait à tout le monde le temps de respirer.

Il ne voyait pas que c’était consolider à jamais la puissance de la Hollande, et lui permettre d’augmenter sa marine, qui, déjà florissante et redoutable, le serait plus encore à cette époque. Il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il avait douze ans devant lui !

Une existence de douze ans est beaucoup pour un ministre médiocre, et pour une renommée viagère, qui ne comptent point sur la postérité.

Quoi qu’il en soit, cette fin de la guerre, car cette trêve n’était pas autre chose, causa un grand enthousiasme à la cour et une joie extrême à Carmen et à Aïxa : à la première, parce qu’elle allait revoir Fernand, à la seconde, parce que son amie était heureuse.

Dès le soir même de son arrivée, après avoir remis ses dépêches au ministre, Fernand courut à l’hôtel d’Altamira et se présenta chez sa cousine : c’était la première fois qu’il la voyait depuis la mort de son père. À la vue des habits de deuil que portaient encore les deux jeunes filles, Fernand ne put retenir ses larmes.

— Mon oncle, s’écria-t-il en levant-les yeux au ciel, mon oncle, tu as reçu mes serments et je les tiendrai.

Carmen lui tendit la main et mêla ses larmes aux siennes ; mais ces larmes n’avaient plus pour la jeune fille la même amertume, Fernand était près d’elle et pleurait avec elle !

Le lendemain, Fernand revint, et tous les jours qui suivirent, il fut exact au rendez-vous. Il arrivait chaque soir avec un battement de cœur et un trouble inexprimables dont lui-même, sans doute, ne se rendait pas compte.

En vain la cour offrait les bals les plus brillants, les fêtes les plus splendides ; en vain chaque soir Calderon de la Barca, qui était alors dans l’aurore de son talent, dotait de ses chefs-d’œuvre tous les théâtres de Madrid, rien ne pouvait tenter don Fernand, ni l’attirer, rien ne valait pour lui la douce et tranquille soirée qui l’attendait à l’hôtel d’Altamira près des deux jeunes filles.

C’était tout naturel : il allait voir Carmen, sa cousine, sa fiancée, sa prétendue, qu’il aimait et dont il était adoré. Il ne pouvait plus vivre sans elle, et cependant, quand Aïxa avait à travailler ou à écrire, quand elle était indisposée et qu’elle restait par hasard dans sa chambre, il lui semblait que quelque chose lui manquait.

Carmen, il est vrai, était moins expansive en l’absence de son amie, et Fernand, seul avec la jeune fille. était également plus froid, plus réservé : c’était dans les convenances.