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piquillo alliaga.

— Et il ne nous connaît ni l’un ni l’autre. Posons-lui la question sous des noms supposés.

— Soit, dit le roi en tremblant d’émotion. Ce moine, c’était Escobar.

Le duc d’Uzède lui expliqua le cas dont il s’agissait, lui demandant en son âme et conscience une solution.

L’habile casuiste réfléchit un instant et répondit :

— Vous me dites que c’est un bourgeois de Madrid ?

— Oui, mon père.

— Qu’il est marié ?

— Oui, mon père.

— Et vous m’assurez que sa femme, qu’il aime… le repousse et se refuse à ses vœux.

— Précisément, dit le duc. Peut-il adresser ses vœux à d’autres ?

— Le peut-il sans péché ? dit timidement le roi.

— S’il y avait péché, dit gravement Escobar, il ne retomberait point sur lui, qui est innocent, mais sur sa femme, qui en serait la cause première.

— Alors, dit le roi avec un peu d’hésitation, il peut donc à la rigueur…

— S’il le peut ! s’écria Escobar avec chaleur, s’il le peut !… Je ne crains point d’affirmer qu’il le doit… sous peine de manquement aux lois de l’Église et aux arrêtés des conciles.

— En vérité, s’écria le roi, si vous pouvez, mon révérend, nous prouver cela…

— Très-facilement ! Que dit l’Écriture sainte ? Vous connaissez comme moi ses commandements, mes frères ! vous savez ce qu’elle nous ordonne, quelle est l’œuvre qu’elle nous prescrit (en mariage seulement, il est vrai). Mais le bourgeois de Madrid dont vous me parlez est dans ce cas, il est marié. Il doit donc, ayant reçu le sacrement de mariage, en remplir tous les devoirs.

Vous me répondrez qu’il ne le peut, par le fait de sa femme !

Mais parce que la femme désobéit aux commandements de Dieu, cela ne donne point au mari le droit d’en faire autant. Si sa femme est coupable en s’abstenant, il le devient en faisant comme elle : voulez-vous savoir si un exemple est bon ou mauvais à suivre, posez-vous cette question : Si tout le monde l’imitait ; qu’adviendrait-il ?

Or, dans l’espèce dont il s’agit, si tout le monde s’abstenait, les volontés de Dieu, l’ordre de l’univers et les lois de la création seraient évidemment violés ; donc on ne peut, donc on ne doit point s’abstenir ; quod erat demonstrandum ! ce qu’il fallait prouver.

— C’est inconcevable, dit le roi tout étourdi, je ne m’étais jarnais fait cette suite de raisonnements. C’est clair, décisif !

— Logique et irréfutable ! s’écria le duc.

— Ainsi, dans ce cas-là, continua le roi, dont les yeux brillaient de plaisir, il est donc permis, sans offenser le ciel et sans pécher…

— Permettez donc ! s’écria Escobar avec une véhémence et une force de conviction qui fit frémir le duc, permettez ! nous ne sommes point gens si faciles, et avant tout, nous mettrons des conditions et des restrictions.

Règle générale : le péché n’est jamais dans le fait, mais dans l’intention ; et, dans l’espèce dont il s’agit. comme dans beaucoup d’autres, il faut bien prendre garde ; la limite est délicate et scabreuse.

Le ciel permet de pareils contentements, à la condition expresse que ce ne sera point dans une intention coupable ; à condition que ce ne sera point par désordre ou scandale, mais seulement pour obéir au vœu de la nature, aux intentions du Créateur et aux commandements de Dieu. Ce qui est bien différent !

— Je comprends ! je comprends ! s’écria le roi, ravi de la sévérité d’Escobar et émerveillé de la subtilité de ses distinctions. C’est une doctrine admirable. Votre nom, votre nom, mon révérend ?

— Il est bien obscur et bien inconnu encore… Escobar !

— Il deviendra célèbre, je vous en réponds : et s’il ne tient qu’à moi…

Le roi allait se trahir si un regard du duc ne l’eût arrêté.

Ils prirent congé du révérend, qu’ils remercièrent avec effusion, et continuèrent leur promenade.

Après un raisonnement aussi péremptoire, aussi victorieux, il n’y avait plus moyen de conserver des doutes ou des scrupules. Le roi n’en avait plus, et, fidèle aux conséquences déduites par Escobar, il était décidé à prendre une maîtresse pour rester fidèle… aux lois de l’Église. Cette nouvelle, transmise à la comtesse et au père Jérôme, les remplit de joie. Le point le plus difficile venait d’être emporté.

Il était évident, d’après le caractère du roi, qu’il s’enflammerait aisément, et que la première jeune femme, douée de quelques attraits, que l’on offrirait à ses regards, d’une manière imprévue, piquante, romanesque, ferait promptement sur lui une profonde impression.

La grande difficulté, c’était le choix de cette favorite ; ce choix demandait la réunion de tant de qualités !

Il fallait qu’elle fût jeune, jolie, agréable, qu’elle eût de l’esprit, et cependant pas trop ! qu’elle n’eût aucune ambition, une extrême docilité, une grande douceur, et surtout une confiance entière et aveugle dans la comtesse d’Altamira et dans le père Jérôme, qui se chargeraient de la diriger.

La comtesse, après avoir longtemps cherché, étudié, calculé, crut enfin avoir trouvé ce trésor.

C’était tout uniment Carmen, sa nièce.

L’idée de livrer au déshonneur une jeune fille qui lui était confiée, sa plus proche parente, la fille de son frère, rien de tout cela ne l’arrêta. C’eût été sa fille, qu’elle n’eût point hésité. Les gens de cour ont une conscience à eux, et une manière d’envisager les choses qui leur fait voir la gloire et l’illustration où de simples bourgeois ne verraient que la honte et l’infamie. Le tableau change avec le cadre, et la comtesse, en élevant sa nièce au rang des reines d’Espagne, se croyait presque des droits à sa reconnaissance.

Le duc d’Uzède trouva l’idée admirable. Carmen était la fiancée de Fernand d’Albayda, son ennemi, et cette combinaison servait à la fois sa vengeance et sa fortune.

Quant au père Jérôme et à Escobar, le choix leur