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piquillo alliaga.

— Et je les conduisais dans les prisons de la Sainte-Hermandad.

— Non pas, s’écria vivement le prélat, non pas, seigneur alguazil !

— Il faut cependant qu’ils soient punis.

— Je ne dis pas non, mais avant tout ; il faut qu’ils soient convertis et baptisés. C’est moi que cela regarde. Je m’en charge.

— Permettez, monseigneur, dit Juan-Baptista, dont cette conclusion dérangeait un peu les projets… permettez.

— Silence ! répliqua avec autorité le prélat, toujours du fond de sa voiture. Monsieur mon grand vicaire, dit-il à son substitut, qui était toujours resté à la portière à tenir l’audience ; achevez d’interroger sommairement ces hérétiques, et partons, car la nuit est froide.

— Vous êtes donc un Maure ? dit le grand vicaire à Pedralvi.

— Oui, seigneur.

— Et vous n’êtes pas baptisé ?

— Au contraire… je le suis.

— Qu’est-ce qu’il dit ? s’écria l’archevêque avec humeur, ce n’est pas vrai !

— Je vous le prouverais, si j’avais les mains libres.

— Qu’on leur ôte ces liens, dit le grand vicaire.

Et Pedralvi, maître de ses mains, tira de sa poche un papier sans lequel il ne voyageait jamais, portant le sceau de l’archevêché, et constatant que, dans la cathédrale de Valence, il avait reçu, il y avait sept ans, lui cinquantième, le baptême, des mains de Sa Grâce monseigneur Ribeira.

Il ne parla pas du premier baptême qu’il avait reçu autrefois et qui avait coûté la vie à sa mère : il ne pouvait pas prouver celui-là, et d’ailleurs, c’était assez d’un.

Le prélat, avec un désappointement qu’il ne prenait pas la peine de cacher, s’écria :

— De quoi vient-on alors me parler ? Qu’il s’en aille ! qu’on le mette en liberté !

— Et mon compagnon ? s’écria Pedralvi.

— A-t-il aussi une attestation ? est-il aussi baptisé ? car je crois en vérité qu’ils le sont tous ! murmura le prélat entre ses dents. Qu’il le dise ! qu’il le prouve !

Alliaga garda le silence.

— Il a, comme moi, un parchemin scellé aux armes de l’évêché, dit hardiment Pedralvi.

— Jurez-le ! jurez-le ! répéta le vicaire.

— Je le jure ! dit Pedralvi sans hésiter.

— Et vous, dit le vicaire à Alliaga, votre serment ?

Piquillo continua à se taire.

— N’êtes-vous pas chrétien ? n’avez-vous pas été baptisé ?

— Non, monseigneur !

— Quand je le disais ! s’écria le capitaine alguazil d’un air de triomphe.

— À la bonne heure, au moins, dit l’archevêque avec satisfaction ; qu’on arrête d’abord le Maure, chrétien parjure, qui n’a pas craint de faire un faux serment.

Le grand vicaire fit signe de la main de s’emparer de Pedralvi ; les alguazils et les gardes de l’archevêque se retournèrent et ne virent plus personne.

En entendant la courageuse et imprudente déclaration de son jeune maître, Pedralvi avait compris qu’en restant il se compromettait sans le servir ; qu’il valait mieux encore se conserver libre, pour secourir Piquillo, que de se laisser emmener avec lui.

Il s’était donc prudemment retiré de quelques pas en arrière ; favorisé par la nuit et lâchant la bride à son bon cheval arabe, il était déjà loin de l’archevêque et de son grand vicaire, quand ceux-ci pensèrent à lui. Toute la sollicitude du prélat se concentra donc sur le seul Alliaga, qui devenait son bien, sa propriété, sa chose, et qu’il n’aurait cédé à aucun prix.

— Ainsi donc, répéta le grand vicaire à Piquillo, et pour être plus sûr de son fait, vous n’êtes point baptisé ?

— Non.

— Très-bien ! dit l’archevêque.

— Mais sans doute vos yeux fermés à la lumière ne demandent qu’à s’ouvrir, et vous désirez, vous demandez l’eau du baptême ?

— Non, répondit froidement Piquillo.

— Encore mieux ! répéta le prélat. Voilà une conversion qui pourra, je m’en flatte, nous faire quelque honneur. Que ce Maure descende de cheval, dit-il d’un air de bonté : faites-le monter dans ma voiture de suite avec mes deux aumoniers.

— Mais, monseigneur… hasarda encore Juan-Baptista d’un air interdit.

— Ce n’est plus votre prisonnier, seigneur alguazil, c’est le mien ; j’en réponds et je m’en charge.

— Ah ! ah ! murmura Alliaga à voix basse au capitaine en descendant le cheval, la partie n’est pas encore perdue pour moi, comme vous l’espériez.

— Ma foi, répondit celui-ci avec un sourire de joie, tu n’es pas, grâce au ciel, en meilleures mains, et je ne sais pas si tu gagneras au change.

— J’y gagnerai du moins de te faire connaître et de te faire pendre, dit à voix haute Piquillo.

— Qu’est-ce ? demanda à ce bruit le grand vicaire.

— Cet hérétique qui nous menace, répondit le capitaine, et qui, pour nous punir de l’avoir arrêté, prépare les plus insignes calomnies contre nous autres chrétiens…

— Toi chrétien ! s’écria Piquillo avec indignation.

— Oui, plus que toi !… plus que personne au monde, répondit avec une sainte indignation le digne capitaine, en pensant aux douze ou quinze baptêmes qu’il avait autrefois successivement reçus.

— Ne craignez rien, seigneur alguazil, dit l’archevêque ; vous et vos gens suivrez mon escorte et recevrez demain à Tolède la récompense qui vous est due pour avoir découvert et livré un Maure, un hérétique, à la sainte inquisition. De plus, je veux vous recommander au corrégidor de Tolède, un homme supérieur, le seigneur Josué Calzados de Las Talbas, que le duc de Lerma a placé à Tolède à ma recommandation. En route, messieurs, la nuit est froide.

— Et monseigneur se sera enrhumé, dit le grand vicaire en toussant.

— Je ne le regretterai point, dit avec exaltation le prélat, puisque Dieu m’a donné une occasion de convertir un hérétique ou de l’offrir au ciel en holocauste.