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piquillo alliaga.

En parlant ainsi, le jeune Maure ouvrit un salon élégant, richement éclairé, entouré de divans pour reposer les membres fatigués du voyageur. Sur une table de marbre, on voyait briller, dans des flacons de cristal, des liqueurs rafraichissantes ou fortifiantes.

Le Maure prit un vase et le présenta à Piquillo.

— C’est la coupe de l’hospitalité, lui dit-il en souriant, et dès que tes lèvres y auront touché, tu seras sacré pour nous.

Mais Piquillo tenait la coupe, regardait le jeune Maure, et sa main tremblait.

— Qu’as-tu donc ? es-tu un ennemi, un traitre ?… alors, s’écria-t-il avec un accent qui partait d’un noble cœur, hâte-toi de boire ! hâte-toi, tu n’auras plus rien à craindre : c’est nous qui te défendrons.

Et le jeune Maure remplit la coupe jusqu’aux bords ; mais au lieu de boire, Piquillo s’appuya d’une main sur la table de marbre, tandis que de l’autre il tenait la coupe vacillante. Son cœur paraissait oppressé, des larmes roulaient dans ses yeux, et dans un trouble inexprimable, il s’écria :

— Frère, frère, si je me trompe, ne me réponds pas.

— Et pourquoi ?

— C’est qu’il me semble que c’est toi… et si je m’abuse, rien ne me consolera.

Il posa la coupe sur la table de marbre, saisit le jeune Maure par la main, écarta les cheveux noirs qui retombaient en boucles épaisses sur son front, le regarda encore une fois avec un œil incertain et avide, puis, d’une voix émue et haletante, il s’écria :

— Pedralvi !

— C’est moi, c’est mon nom ! qui te l’a dit ?

— Mon cœur, qui n’a jamais changé, comme mes traits. As-tu donc oublié ton jeune ami, celui qui ne t’a plus revu-depuis la nuit où, pour le délivrer, tu franchissais les murs du Soleil-d’Or ?

— Piquillo ! s’écria son ancien camarade en se jetant dans ses bras.

— Oui, c’est moi ! et Juanita, notre protectrice ?

— Morte ! s’écria Pedralvi… morte ou perdue à jamais.

— Non, vivante ! et sauvée par moi ! sauvée pour toujours !

— Que dis-tu ?

— Qu’elle t’aime toujours… qu’elle te pleure, qu’elle t’attend.

— Où est-elle donc depuis cinq ans ?

— Dans les cachots de l’inquisition !

— Comment la délivrer ?

— C’est déjà fait, elle n’y est plus !

Les deux amis, assis sur un divan, s’interrogeaient mutuellement et à la fois. Une demande n’attendait pas l’autre. Ils eurent bien de la peine à mettre quelque ordre dans le récit de leurs aventures.

Celles de Piquillo, le lecteur les connaît, et celles de Pedralvi n’étaient pas longues.

Depuis le jour ou plutôt la nuit où Piquillo avait été emmené par le capitaine Juan-Baptista, laissant son camarade à cheval sur le chaperon du mur de l’hôtellerie du Soleil-d’Or, Pedralvi s’était enrôlé dans les marmitons de l’hôtel pour ne pas quitter Juanita, la servante.

Deux ans plus tard, lorsque le barbier Gongarello était parti avec sa nièce pour Madrid, Pedralvi, commençant à comprendre qu’il ne savait rien et qu’il n’était bon à rien, avait résolu, en lui-même, de faire fortune ; mais ne sachant ni lire ni écrire, il n’avait qu’un parti à prendre… celui de se faire soldat ou matelot. Cette chance-là ne lui était pas même permise.

Comme Maure, il ne pouvait porter les armes ; ne pouvant servir dans les armées, ni dans les flottes du roi, à Valence, où il était venu pour s’embarquer, il serait mort de faim, s’il n’avait trouvé à se placer dans la marine marchande, à bord d’un vaisseau richement chargé qui appartenait au Maure Delascar d’Albérique.

Yézid, le fils du maître, l’avait distingué à cause de son zèle et de son travail. Il l’avait pris avec lui, l’avait élevé, lui avait témoigné affection et estime ; bien plus, il lui avait donné sa confiance, et Pedralvi, qui s’était dévoué corps et âme à la famille d’Albérique, ne demandait qu’une chose au ciel, c’était une occasion de se faire tuer pour eux, seul moyen qu’il eût de leur prouver sa reconnaissance.

— On dit qu’ils sont bien riches ? lui demanda Piquillo avec inquiétude.

— Riches comme le roi ! Mais ils emploient mieux que lui leur fortune ; car ils donnent de l’ouvrage à tout le monde, et surtout à leurs frères opprimés et malheureux.

Aussi Delascar et son fils sont regardés comme les chefs et les soutiens des Maures. Eux seuls, peut-être, n’ont pas été baptisés.

— Et le duc de Lerma ne les inquiète pas ?

— On n’oserait. Plutôt que d’y souscrire, ils quitteraient le pays, et si Delascar d’Albérique fermait ses ateliers, tous les ouvriers se révolteraient.

— Est-il marié ? demanda Piquillo avec crainte.

— Il est veuf depuis bien des années ; et quoique sa croyance lui permette non-seulement de se remarier, mais d’avoir plusieurs femmes, il s’est consacré à son fils et au bonheur des siens.

— Et tu dis qu’il est noble et généreux ?

— Tu le verras par toi-même, si tu as quelque chose à lui demander.

En ce moment la prière du soir venait de finir.

Delascar d’Albérique allait se mettre à table avec son fils et les chefs de ses ateliers, ainsi que les principaux employés de sa maison, table immense et patriarcale présidée par lui.

C’était un grand bonheur d’y être admis, un châtiment d’en être exclu. Mais chacun se soumettait, sans murmurer, aux décisions du vieillard.

Les Arabes conservèrent longtemps de leurs anciennes mœurs ce respect, Cette soumission, cette obéissance passive de la famille pour son chef. Autrefois chaque père, dans sa maison, avait presque les droits du calife[1] ; il jugeait sans appel les querelles entre ses femmes, entre ses fils ; il punissait sévèrement les moindres fautes, et pouvait même infliger la peine de mort pour certains crimes.

La vieillesse seule donnait cet empire. Un vieillard était un objet sacré.

  1. Cardonne, Histoire d’Afrique.