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piquillo alliaga.

Piquillo ne pouvait trop se rendre compte de son bonheur, mais il se sentait heureux et joyeux.

Il courut chez Carmen, et sans lui faire connaître par quels moyens Juanita avait été sauvée, il lui apprit sa merveilleuse délivrance.

Depuis ce jour, Carmen désira vivement connaître la jeune fille, et elle lui fut amenée par la comtesse d’Altamira, qui la voyait quelquefois dans son service auprès de la reine.

Carmen et Aïxa accueillirent la nièce du barbier avec un intérêt si vif et si tendre, que celle-ci se prit bien vite pour elles de reconnaissance et d’affection.

Mais quand Juanita eut appris que Piquillo n’avait pas lui-même d’autres protectrices, ni de meilleures amies que les deux sœurs, Juanita redoubla pour elles de zèle et de dévouement, et si au fond du cœur elle se sentait un sentiment de préférence en faveur d’Aïxa, elle se l’expliquait en disant : C’est la faute de Piquillo, qui a l’air de l’aimer davantage !

Quant à Piquillo, plusieurs fois le soir, en reconduisant Juanita au palais, il lui parlait de leurs souvenirs d’enfance, de leur première rencontre devant l’hôtellerie du Soleil-d’Or, du souper qu’elle lui avait servi par le soupirail de la cave.

À tous ces souvenirs Juanita riait et soupirait encore plus souvent, et Piquillo se hasarda un jour à lui dire :

— Et Pedralvi ?

Dans ce moment le barbier n’aurait pas pu dire que les couleurs de sa nièce n’étaient pas revenues, car la pauvre fille devint toute vermeille.

— Tu y penses donc toujours ?

— Eh ! que faire en prison, s’écria-t-elle naïvement ; que faire pendant cinq ans dans les cachots de l’inquisition ?… C’est là ce qui soutenait mon courage ; mais lui, depuis ce temps, il m’aura crue morte, et pour se consoler, il se sera hâté d’en aimer, et peut-être d’en épouser une autre.

— Tu ne sais donc pas ce qu’il est devenu ?

— Impossible. Quand il est entré au service de l’hôtelier de Pampelune, Ginès Pérès, mon ancien maître, c’était pour m’aimer, pas pour autre chose ; et on le voyait bien à la manière dont il faisait son ouvrage. Il n’y pensait guère et ne s’occupait que du mien.

Aussi Ginès Péres se fâchait, le battait même. N’importe, il prétendait que ça ne lui faisait pas de mal, pourvu qu’il fût auprès de moi et me vit tous les jours. Mais quand, par suite de la méchanceté et des dénonciations de ses confrères les barbiers de Pampelune, mon oncle a été obligé de quitter la ville, il fallait voir la désolation de ce pauvre Pedralvi ! il se repentait bien alors de n’avoir rien amassé et rien appris… pas même un état. Aussi il me jura qu’il allait devenir actif et laborieux ; qu’il était bien jeune encore, qu’il avait du temps devant lui, et que dès qu’il aurait fait une petite fortune, nous serions alors tous deux en âge de nous marier, et qu’il viendrait me demander à mon oncle…

Il est venu peut-être ! s’écria la jeune fille en pleurant, et ne m’aura pas trouvée…

— Puisque tu étais en prison !

— Il n’en aura rien su !… et m’aura crue infidèle ! voilà ce qui me désespère, sans cela tout le reste ne me serait rien.

— Et tu ne sais pas où il est ?

— Qui me l’aurait dit ? Pedralvi ne savait ni lire ni écrire, et quand même il aurait appris ce talent-là, quand même il m’aurait adressé des lettres à Madrid, voyant qu’elles restaient sans réponse, il se sera découragé. Les hommes ! ça se décourage si vite !… ca n’est pas comme nous !

Et la pauvre Juanita se remettait à pleurer, et Piquillo faisait tous ses efforts pour la consoler.

Il lui promettait qu’au retour de Fernand d’Albayda il aurait par lui des renseignements, qu’on s’informerait de ce que Pedralvi était devenu, et qu’on finirait bien par le découvrir.

Alors Juanita, les yeux encore en pleurs, se mettait à sourire, à faire des projets, des rêves de bonheur, pour elle, pour tout le monde et surtout pour Piquillo, qui, grâce à Juanita, se trouvait en ce moment avoir pour amies et protectrices trois jeunes filles.

Mais l’amitié dont il était entouré, la douce vie qu’il menait alors, ne lui faisaient pas oublier sa mère, et il s’étonnait de n’en pas recevoir de nouvelles ; plusieurs fois il était passé à l’hôtellerie de Vendas-Novas qu’il avait fait préparer pour elle ; elle n’était pas encore arrivée, et aucune lettre ne venait lui expliquer la cause de ce retard.

Enfin, un matin, on lui apporta un petit billet sans orthographe, dans lequel on le priait de se rendre à l’instant à l’hôtel de Vendas-Novas.

Piquillo y courut, et au lieu de la Giralda, qu’il s’attendait à embrasser, il ne vit que la senora Urraca.

— Ma mère ! s’écria-t-il avec émotion, ma mère !… où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ?…

La vieille femme ne répondit pas, elle était pâle et changée. Alors seulement Piquillo s’aperçut qu’elle était en deuil.

— Ma mère est malade… morte ! peut-être ! morte !

La grand’mère se cacha la tête dans ses mains, et se mit à sangloter.

Le seul sentiment réel qu’eût éprouvé la vieille femme, c’était son amour pour sa fille ; amour maternel, qu’elle entendait, comme nous l’avons dit, à sa manière ; c’est-à-dire qu’elle voulait donner à la Giralda le bien-être, l’aisance, la réputation, la fortune…… n’importe à quel prix.

Le bonheur de sa fille entrait en première ligne dans sa vie ; le sien après ; et s’il se fût trouvé de la place pour les principes et pour la vertu, elle ne les eût certainement point repoussés, mais elle ne leur avait jamais fait aucune avance.

Les ennemis, les rivalités et les succès de la Giralda avaient été les siens ; elle avait vécu de sa vie de théâtre, elle avait été reine de sa royauté, et se regardait comme déchue depuis que sa fille avait cessé de régner.

— Oui !… s’écria-t-elle ; oui, la Giralda a succombé sous les chagrins dont on l’a abreuvée, et le jour de la justice est déjà arrivé pour elle ! Les ingrats qui l’ont abandonnée comprennent maintenant ce qu’ils ont perdu… Quelle âme !… quel feu ! et quelle voix !

— Ma mère n’est plus ! s’écria Piquillo en se laissant tomber sur un fauteuil.