Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/112

Cette page a été validée par deux contributeurs.
106
piquillo alliaga.

duc, séparée de mon mari, reléguée dans mes appartements, éloignée de tout pouvoir, surveillée même par vous dans mes relations d’amitié ou de famille, j’ai l’air de céder comme tout le monde à votre ascendant, à votre empire, à votre habile politique. Détrompez-vous : ce que vous croyez devoir à votre adresse, vous ne le devez qu’à ma volonté ou à mon indifférence, parce que peu m’importe qu’il en soit ainsi.

Le duc voulut balbutier quelques mots ; la reine ne lui en laissa pas le temps, et continua d’une voix forte et assurée :

— Vous vous croyez fort parce que je vous permets d’exploiter la faiblesse de votre maître. Vous vous croyez clairvoyant parce que je ferme les yeux, et puissant parce que je vous laisse faire ; mais j’ai voulu vous dire ceci, monsieur le duc, et vous me croirez sans peine, car vous connaissez le roi aussi bien que moi : dès ce soir, si je le veux, si je dis un mot, la porte de cette chambre sera ouverte au roi, et demain la sienne vous sera fermée.

Le duc tressaillit.

— De toute cette semaine vous ne pourrez arriver jusqu’à lui, et la semaine prochaine vous serez renvoyé.

Le duc pâlit.

— Ce maître, qui vous adore et ne peut se passer de vous, ne vous donnera ni un regret ni un souvenir : votre présence seule vous rendait nécessaire, votre absence vous rendra inutile ; qui est loin de ses yeux, est bientôt loin de son cœur, et, dans quelques jours, il ne saura même pas si vous existez !

Une sueur froide couvrait le front du duc… et à chaque mot que disait la reine, il se répétait en lui-même : C’est vrai… elle ne le connaît que trop bien !

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre ? dit le duc en cherchant à cacher son émotion.

Le duc ne manquait pas d’adresse. Il avait d’un coup d’œil compris, ou du moins cru comprendre sa position et deviner les intentions de la reine.

Avec une résolution dont on ne l’aurait peut-être pas cru capable, il prit sur-le-champ un parti, c’était d’offrir lui-même ce qu’on allait lui demander ou lui prendre.

— Tout ce que dit Votre Majesté est vrai : mais en m’accusant, elle a pris elle-même soin de me défendre et de me justifier. Si le caractère du roi est tel que vous venez de le dépeindre, n’était-ce point alors le devoir de ses fidèles serviteurs d’aplanir pour lui le chemin, et de le guider sur la route ?

Je conviens avec vous, madame, que le guide qu’il a choisi pouvait être lui-même plus éclairé, plus fort, plus habile, et que le roi avait, sans sortir de son palais, et près de sa royale personne, un soutien, un appui préférable. Mais pourquoi cette intelligence supérieure s’est-elle jusqu’ici tenue à l’écart ? pourquoi a-t-elle craint de se montrer, et ne s’est-elle révélée qu’aujourd’hui, à nous, ses fidèles sujets, qui aurions été heureux de concourir avec elle à la prospérité et à la gloire du royaume ?

Si, jusqu’à présent, et avec nos faibles lumières, nous avons pu marcher d’un pas assez ferme, que serait-ce si nous étions aidés et secondés par les siennes ?…

— Je devine, monsieur le duc, dit la reine en l’interrompant, je devine où tend ce discours. Vous m’offrez de partager le pouvoir. Vous aimez mieux en céder une partie que de perdre le tout ; ce qui serait encore un mauvais calcul ; car si j’acceptais, c’est que je serais ambitieuse, et si j’étais ambitieuse, il me faudrait bientôt la puissance tout entière ; mais rassurez-vous, reprit-elle en souriant, je ne veux rien.

Le duc respira plus librement.

La reine continua :

— Je ne désire point le pouvoir, je le craindrais au contraire. C’est un fardeau trop pesant et trop lourd, surtout pour une femme, et Dieu me préserve d’assumer jamais sur moi une pareille responsabilité ! Je vous la laisse tout entière, monsieur le duc, et peut-être sera-t-elle un jour terrible pour vous.

Mais en me retirant, en m’isolant du pouvoir, en vous laissant tous les droits de la couronne, il en est un cependant auquel je ne prétends pas renoncer entièrement, c’est celui de faire du bien… toujours ! et d’empêcher le mal… toutes les fois du moins que je le pourrai.

— Votre Majesté, dit le duc de l’air le plus aimable et le plus gracieux, aurait-elle quelque infortuné à me recommander… ou plutôt quelques ordres à me donner ?

— Oui, monsieur, dit la reine d’un ton sévère. Puisque, aujourd’hui, ce qui nous arrive rarement, nous causons politique, je vais, pour la première et pour la dernière fois de ma vie, vous dire mon opinion sur une affaire d’État, c’est la seule dont je me mêlerai jamais. Il s’agit des Maures.

— Ah ! s’écria le duc, toujours un peu déconcerté de la manière franche et brusque dont la reine abordait les questions… vous leur portez, madame, un bien grand intérêt.

— C’est votre faute. Quelques jours après mon mariage, j’ai traversé la province de Valence. J’ai reçu l’hospitalité la plus magnifique et la plus royale chez le Maure Delascar d’Albérique, et lorsque j’ai voulu, ainsi que je le lui avais promis, lui rendre à mon tour cette hospitalité en le recevant à l’Escurial ou à Aranjuez, vous vous y êtes opposé.

— Une pareille visite… une manifestation aussi éclatante, aussi publique, aurait contrarié des idées… des projets que le conseil du roi avait adoptés.

— Ces idées, et ces projets, nous en parlerons tout à l’heure ; mais il n’en est pas moins vrai que, vous et le conseil, avez empêché une reine d’Espagne de tenir sa promesse. Je suis donc restée débitrice envers le Maure Delascar d’Albérique et les siens. Voilà pourquoi, toutes les fois que l’occasion se présentera, je m’acquitterai envers eux, en les protégeant.

— Il me semble que Votre Majesté a déjà fait beaucoup. Lors de sa visite, elle a conféré la noblesse au Maure d’Albérique et à sa famille.

— C’était justice, après les services qu’ils ont rendus. Par eux, l’Espagne devient chaque jour plus riche et plus fertile.

— Mais ce qui se justifie difficilement, et ce qui annonce l’idée audacieuse de faire revivre les prétentions de leurs ancêtres, d’Albérique et son fils ont placé dans leurs nouvelles armes une fleur de grenade en champ d’azur.