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piquillo alliaga.

Une grande foule assemblée l’empêcha de passer. Les rangs étaient serrés, et un murmure sourd et prolongé circulait parmi les assistants.

— C’est une indignité ! c’est une horreur ! disaient les uns.

— On ne traite pas ainsi de bons catholiques et de vrais chrétiens ! disaient les autres.

— On doit avoir plus d’égards ! criait un groupe de femmes.

Piquillo demanda à son voisin dans la foule, pourquoi cet attroupement.

Et l’homme de la rue lui répondit d’un ton animé :

— Imaginez-vous, seigneur cavalier, qu’il doit y avoir dans trois jours un auto-da-fé dans la bonne ville de Madrid. Tous ceux qui doivent y figurer sont extraits des prisons de l’inquisition pour entrer en chapelle ; c’est à midi que le cortége et la procession devaient sortir…

— Eh bien ?…

— Eh bien ! c’est une horreur… c’est une infamie…

— Oui, sans doute ! s’écria vivement Piquillo.

— Sans doute, répéta son interlocuteur avec un redoublement de colère ; voilà deux heures qu’on nous fait attendre ! Deux heures viennent de sonner à la paroisse Saint-Dominique, et je suis ici depuis midi !

Piquillo resta stupéfait.

— Et moi donc ! cria un muletier, j’étais ici bien avant midi.

— Et moi depuis ce matin ! dit une marchande de fruits et légumes, tant j’avais peur de ne pas trouver de place.

— On dit que la cérémonie sera belle, continua le muletier, et qu’ils seront douze.

— On m’a dit quinze, s’écria une cabaretière.

— Je suis sûre que c’est douze, reprit la marchande de fruits et légumes. Mon compère, qui est un familier du saint-office, un homme très-bien… Vous le connaissez, ma voisine…

— Si je le connais ! dit la cabaretière, il s’est grisé dernièrement chez nous !

— Mon compère m’a donné tous les détails, ils ne sont que douze : sept hérétiques purs et simples ; mais en revanche, trois juifs et deux Mauresques !

— Ah ! ça sera intéressant !… dit la cabaretière.

— Il y en a là qui sont depuis cinq ans dans les cachots de l’inquisition, au pain, à l’eau, et aux fers dans la semaine.

— En vérité ! dit le muletier.

— Et la question le dimanche.

— Voyez-vous ça !

— Et rien n’a pu les toucher, rien n’a pu les convertir.

— Les endurcis, les enragés !

— Rien n’a pu leur faire aimer la religion catholique, apostolique et romaine.

— Aussi on est trop bon !

— On n’en brûle pas assez.

— Voilà le premier auto-da-fé depuis le nouveau règne.

— Tandis que sous le dernier…

— Sous le saint roi Philippe II

— Il n’y avait pas de semaine où il n’y eût pour nous quelque chose à voir… quelles processions ! quel cortéges !

— Des spectacles magnifiques !

— Et jamais on ne nous faisait attendre.

— Ça n’était pas comme aujourd’hui.

— À l’heure dite, ça commençait.

— Quelquefois avant !

— C’était juste… il y en avait tant… il fallait s’y prendre de bonne heure.

— Moi qui vous parle, dit d’un air de jubilation un vieillard en cheveux blancs, j’en ai vu brûler quatre-vingt-dix en un jour…

Et la foule regarda le vieillard avec admiration.

— Ah ! dame… c’était beau, quatre-vingt-dix ! tous des Mauresques, et autant la veille… Les pauvres gens en étaient harassés… ils n’en pouvaient plus…

— Qui donc ?

— Les familiers du saint-office et les employés au bûcher ! mais le roi Philippe II, arrivé au premier et resté jusqu’au dernier, n’avait pas plus l’air fatigué que vous et moi.

— C’était un roi, celui-là, un défenseur de la foi !

— Mon Dieu ! l’inquisiteur actuel et l’archevêque de Valence, Ribeira, ne demanderaient pas mieux…

— C’est le duc de Lerma qui n’ose pas ?

— On dit même que l’auto-da-fé de mardi prochain a été obtenu malgré lui.

— Comment, c’est mardi prochain ?

— Comptez plutôt… ils vont sortir de prison aujourd’hui vendredi… ils resteront, comme c’est l’usage, trois jours en chapelle… samedi, dimanche et lundi… Vous voyez bien que ça ne peut pas avoir lieu avant mardi.

— Et moi qui, ce jour-là, ai des voyageurs à conduire, dit le muletier, je ne pourrai pas y être.

— Ni moi non plus, dit le vieillard, j’ai de l’argent à toucher à Hénarès !

— Comme si on ne devait pas choisir pour des cérémonies pareilles un jour où personne n’a rien à faire !

— Le dimanche, par exemple, après la messe.

— Ah ! ah ! enfin ! s’écria-t-on de toutes parts ; et un murmure de satisfaction succéda aux cris d’impatience qui déjà se faisaient entendre.

Les portes de l’inquisition venaient de s’ouvrir.

Depuis longtemps Piquillo aurait voulu sortir de la foule, mais elle s’était renfermée et agglomérée derrière lui, et elle était devenue si compacte qu’il eût été aussi impossible de reculer que d’avancer.

Il avait donc été obligé d’entendre les conversations qui s’échangeaient autour de lui et d’assister au spectacle qu’on attendait avec tant d’impatience.

Quelques familiers du saint-office précédaient les condamnés, qui commencèrent à paraître, et à ces cris : Les voilà ! les voilà ! la foule qui s’ébranlait fut repoussée par un détachement d’alguazils et rejetée contre les murailles avec une telle force que Piquillo manqua d’être écrasé.

Par bonheur une borne assez élevée se trouvait derrière lui, et porté par le flot populaire, il y prit pied, y resta et domina ainsi sans danger cette mer tumultueuse et agitée.

Après les familiers du saint-office venaient les in-