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piquillo alliaga.

L’hôtelier et sa femme étaient, par hasard, de braves gens, qui prirent un grand soin de lui. Par un second hasard, le docteur auquel ils s’adressèrent était un médecin de talent, qui ne fit rien, laissa agir la nature, et grâce à ce régime et à sa jeunesse, Piquillo fut bientôt hors de danger.

Après quelques jours de convalescence, il se revit en pleine et entière santé.

Il n’en pouvait pas dire autant de sa bourse, qui était en ce moment bien débile et bien faible ; mais pendant le peu de jours qu’avaient duré ses rêves de fortune, le senor Alliaga n’avait pas eu le temps de s’habituer à être seigneur ; il reprit le bâton de pèlerin, partit à pied de Valladolid, s’arrêtant chaque soir dans la plus humble posada et vivant à l’espagnole, c’est-à-dire avec une croûte de pain par jour, quelques légumes et l’eau de la fontaine.

Grâce à son économie et à sa sobriété, il avait encore quelques réaux dans sa poche, quand il arriva pédestrement dans cette belle ville de Madrid où, quelques semaines auparavant, il était entré avec Fernand dans une bonne chaise de poste, au bruit des mules qui agitaient leurs sonnettes et des postillons qui faisaient retentir leurs fouets.

Ce n’était pas là ce que regrettait Piquillo, mais les espérances qu’il avait alors et qui toutes s’étaient dissipées.

Il ne craignit pas de se présenter à pied à l’hôtel de don Fernand d’Albayda, son premier asile.

Il fut reçu par les gens de la maison comme s’il arrivait en équipage…… Les bons maîtres font les bons domestiques.

On lui apprit que deux ou trois fois déjà l’on était venu s’informer s’il était de retour, et que depuis dix jours, un billet l’attendait.

Ce billet, on le lui remit ; et quelle fut sa surprise ! il ne pouvait s’y méprendre, l’adresse en était écrite de la main d’Aïxa. Il l’ouvrit en tremblant et lut ce peu de mots :

« Nous sommes à Madrid ; dès que vous arriverez, accourez nous voir, car nous sommes bien malheureuses et nous avons besoin de nos amis… c’est pour cela que Carmen et moi avons d’abord pensé à vous. Nous vous attendons ?  Aïxa. »

Et au bas : « Nous demeurons en ce moment dans la rue d’Alcala, à l’hôtel de madame la comtesse d’Altamira. »

Piquillo fut saisi d’un serrement de cœur inexprimable ; malgré la joie inespérée qu’il éprouvait de revoir Aïxa, un frisson soudain parcourut ses veines. Il comprenait que quelque grande douleur pesait sur eux tous. Aïxa et Carmen ne pouvaient pas être malheureuses, sans qu’il ne fût malheureux.

Il courut à l’instant même à l’hôtel d’Altamira.

On ne voulait pas le laisser entrer. Il se nomma ; toutes les portes lui furent ouvertes.

Il franchit un vaste escalier de marbre blanc, traversa plusieurs pièces richement décorées, arriva à un petit appartement dont il ouvrit brusquement la porte, et vit les deux sœurs, pâles et les joues sillonnées par les pleurs, assises sur un canapé ; elles se tenaient par la main.

À l’aspect de Piquillo, elles poussèrent Un cri et se levèrent.

Toutes les deux étaient vêtues de noir.

— Vous à Madrid ! s’écria Piquillo ; puis regardant d’un œil inquiet autour de lui :

— Je ne vois pas votre père ! où est-il ?

Carmen cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.

— Où est-il donc ?

— Mort ! répondit Aïxa.

Piquillo poussa un cri de surprise et de désespoir, et resta quelque temps anéanti.

— Mon bienfaiteur n’est plus ! s’écria-t-il, et je n’étais pas là pour le soigner et le servir, pour recueillir ses dernières volontés !

— Il vous a appelé et vous a béni ! dit Carmen.

— Il vous a recommandé de veiller sur sa fille, dit Aïxa.

— Je vous obéirai, mon maître ! s’écria Piquillo en levant les yeux au ciel. C’est vous qui avez recueilli l’orphelin et qui l’avez élevé ; il était sans asile, et vous lui en avez donné un ; il n’avait pas de quoi vivre, et vous l’avez fait asseoir à votre table. Bien plus encore, il n’avait que des vices, et vous lui avez donné vos vertus ! Il eût été un méchant, et en vous regardant, mon maître, il est devenu bon ! Aussi vous vivrez toujours pour lui, et il restera le serviteur de vos enfants comme il était le vôtre.

Les deux jeunes filles lui tendirent la main, et répondirent en peu de mots à toutes les questions dont il les accablait.

Quelques jours après son départ et celui de Fernand, le vieillard s’était tout à coup affaibli et ne pouvait presque plus marcher ; mais en pensant au prochain mariage de Fernand et de sa fille, il se sentait si heureux que le bonheur le soutenait. Il ne voulait pas mourir avant d’avoir été témoin de cette union, et pendant quelques jours on reprit espoir. Mais une attaque de goutte rendit le danger imminent.

On avait écrit à Fernand. Il n’était plus à Madrid et venait de repartir pour Ostende, où l’attendait le marquis de Spinola, son général.

On avait écrit à la comtesse d’Altamira, sœur de don Juan d’Aguilar. Elle accourut pour recevoir les derniers soupirs du général, qui ne pensait ni à lui ni à ses souffrances, mais seulement à sa fille et à la situation où il allait la laisser.

La comtesse lui promit qu’elle emmènerait Carmen, et que sa nièce resterait près d’elle, dans sa maison, jusqu’à son mariage avec don Fernand d’Albayda.

Le vieillard, qui pouvait à peine parler, approuva des yeux, tendit la main à Aïxa prosternée au pied de son lit… et murmura ces mots à l’oreille de la jeune fille : Tu leur diras… mon enfant… que jusqu’au dernier moment j’ai tenu ma promesse !…

Puis, il bénit sa fille bien-aimée, prononça le nom de Fernand, et l’âme du juste remonta vers les cieux.

La comtesse permit d’abord à sa nièce de se livrer à toute sa douleur. Au bout de quelques jours, et tout en l’accablant des plus vifs témoignages de sympathie et de tendresse, elle lui donna à entendre que des affaires importantes la réclamaient à Madrid, qu’elle