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d’affaires d’État à la reine… même dans le lit royal…

Florinde partit d’un éclat de rire qui se prolongea tellement que le duc eut toutes les peines du monde à l’arrêter.

— Comtesse !… comtesse !… lui disait-il, prenez garde ; si l’on vous entendait, cela me ferait du tort.

— Comment ! l’on ne peut pas rire ?

— Dans le cabinet d’un homme d’État. — Impossible ! cela ne se fait pas.

— Eh bien ! eh bien ! reprit la comtesse en cherchant à modérer sa gaieté, eh bien ! notre digne roi a signifié à sa femme ses nouvelles intentions… conjugales ?

— Oui, mais la reine a répondu fièrement : « Que la dernière bourgeoise de son royaume avait le droit de prendre intérêt à la fortune et aux affaires de son mari ; que sans cette confiance, il n’y avait point de mariage, qu’elle ne se regardait plus comme mariée ; qu’elle permettait au roi de s’enfermer seul dans son cabinet, mais qu’elle réclamait la même permission, pour elle, dans sa chambre à coucher… » Et cette permission, elle l’a prise !

— À merveille ! s’écria Florinde avec joie ; nous voici justement arrivés où je voulais en venir. Oui, la reine a tenu sa parole. J’étais certaine de ce fait, mais j’en ignorais la cause. Oui, sa chambre royale est fermée au roi, son mari.

— Je comprends alors !… Sa colère dure toujours !

— Nullement. Elle tient avec calme et sang-froid une résolution qui ne lui coûte rien ; au contraire, on dirait qu’elle a été charmée de l’occasion, et qu’elle s’est empressée de la saisir.

Quant à l’autorité qu’elle reprendrait encore… et qu’elle conserverait toujours, si elle le voulait, elle ne paraît pas s’en soucier le moins du monde ; elle voit autour d’elle chacun se disputer le pouvoir, sans qu’il lui vienne la fantaisie d’en réclamer la moindre part.

— C’est un cœur qui ne sent rien… tout lui est indifférent.

— Je n’en voudrais pas répondre… Plus j’observe… plus je l’examine (et une dame d’honneur n’a que cela à faire), elle n’est ni ambitieuse, ni méchante, ni jalouse, à peine dévote… et pas du tout coquette. Il faut que cette femme-là ait une passion…

— Allons donc !

— Tout le monde en a une !… même plus ! Pourquoi n’en aurait-elle pas ! Ce serait absurde, invraisemblable. Il faut absolument qu’elle en ait une.

— Et laquelle ?

— Si je la connaissais, ce ne serait plus elle qui serait la reine, ce serait moi ! Mais je la découvrirai peut-être ! En attendant, voici ce que j’ai cru voir : c’est que Sa Majesté le roi des Espagnes et des Indes supporte très-impatiemment son veuvage, et que votre oncle Sandoval, le grand inquisiteur, qui a cru faire un coup de maître, a fait un pas de clerc en le séparant de sa femme ; mais l’inquisition n’entend rien à ces choses-là ! Sa femme, d’après ce que je connais de son caractère, n’eût cherché à prendre sur lui aucun ascendant, tandis qu’une autre…

— Que dites-vous ?

— Oui, s’écria vivement la comtesse, dans la situation où est le roi, une femme jeune, jolie, séduisante, prendrait à l’instant sur lui un empire terrible, et contre lequel se briserait en une minute tout le pouvoir des favoris.

— C’est une idée… une idée admirable, dit le duc, d’un air aussi satisfait que si elle venait de lui.

— Oui, mais une idée dangereuse, qui peut tourner contre nous-mêmes si la favorite n’est pas dans nos intérêts, si elle ne nous doit pas sa faveur…

— C’est vrai ! dit le duc d’un air profond.

— Si elle n’est pas amenée, protégée, et dirigée par nous, je veux dire par vous, monsieur le duc.

— C’est juste ! il me faudrait alors quelqu’un qui me fût dévoué, qui m’aimât…

Et sans le vouloir, son œil se leva sur la comtesse, dont il était épris et qu’il adorait. Mais pour quelqu’un que dévore l’ambition, toutes les autres passions, quelque ardentes qu’elles soient, ne viennent qu’en seconde ligne et ne sont que des moyens.

La comtesse avait compris son regard.

Elle aurait pu répondre : J’y pensais ! ou plutôt : J’y ai déjà pensé, et j’ai vu que je ne pourrais pas réussir ; mais trop habile pour être si franche, elle jeta sur le duc un regard de tendresse désespérante.

— Ingrat ! lui dit-elle avec un accent mêlé de reproche et de douleur.

Il y avait dans ce mot une expression sublime.

— Ingrat !… et vous !… vous que j’aime !…

Il fut impossible au duc de ne pas tomber à ses pieds : c’était de rigueur.

— Écoutez-moi, reprit-elle, je rêverai à notre projet, je m’en occuperai. Quant à vous, mon cher duc, vous voyez le roi presque tous les soirs ; on vous laisse sans défiance causer avec lui des heures entières, parce qu’ils sont loin de se douter de la profondeur de vos desseins et de la finesse de votre esprit.

— Je n’en laisse rien paraître ! dit le duc d’un air mystérieux.

— Continuez toujours, et faites venir adroitement la conversation.

— Sur ce sujet ?

— Non, n’en dites rien ! mais amenez Sa Majesté à causer avec le père Jérôme, son prédicateur ordinaire. Le roi a des passions, mais il est dévot. Les dévots ont des passions comme tout le monde ; mais de plus ils ont des scrupules qui demandent à être levés. Après cela, ils vont plus loin que d’autres ; lestes et légers, rien ne les gène sur la route, pas même leur conscience ! ils ne s’occupent plus des bagages ; ce sont leurs confesseurs que cela regarde. Ah ! si Escobar était là !… si au lieu de ce fray Gaspard de Cardova, il dirigeait le roi…

— Nous et la favorite l’emporterions dès demain !

— Dès ce soir ! Mais enfin le père Jérôme a du crédit et du talent, c’est lui qui doit prêcher le prochain carême, c’est un prétexte pour causer d’avance avec Sa Majesté. Quand il aura parlé, quand il aura écarté les premiers scrupules, commencez alors !… entretenez chaque soir le roi dans ces idées ; persuadez-lui que ce n’est pas sa faute, mais celle de la reine… en un mot, que c’est comme s’il était veuf ?

— Et en cas de veuvage on peut se remarier.