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ni à l’imagination. N’avoir affaire qu’à des gens si positifs, si égoïstes, si arides. Avec eux j’écoute… avec toi je cause : tu as des idées si jeunes et si riantes !

ABIG. Pas toujours !…je suis si triste parfois !

LA REINE. Ah ! il y a une tristesse qui ne me déplaît pas… comme hier, par exemple, quand nous parlions de mon pauvre frère, qu’ils ont exilé… et que je ne puis revoir ni embrasser, moi, la reine… que par un bill du parlement que je n’obtiendrai peut-être pas !

ABIG. Ah ! c’est affreux.

LA REINE. N’est-ce pas ?… Et pendant que je parlais, je t’ai vu pleurer, et, depuis ce moment-là, toi, qui as su me comprendre, je t’aime comme une compagne, comme une amie.

ABIG. Ah ! qu’ils ont raison de vous appeler la bonne reine Anne.

LA REINE. Oui, je suis bonne. Ils le savent, et ils en abusent… Ils me tourmentent, ils m’accablent d’embarras, d’affaires et de demandes ; il leur faut des places : ils en veulent tous ! et tous la même… tous la plus belle !

ABIG. Eh bien ! donnez-leur des honneurs et du pouvoir… moi, je ne veux que vos chagrins.

LA REINE, se levant et jetant son ouvrage sur le guéridon. Ah ! c’est ma vie entière que tu me demandes, et que je te donnerai. Tu me tiendras lieu de ceux que je regrette, car nous sommes tous exilés… eux en France et moi sur ce trône.