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RANTZAU, froidement.

Eh bien ! alors, rassurez-vous… de toute manière cela ne peut pas vous manquer.

KOLLER.

Que voulez-vous dire ?

RANTZAU.

Que si demain Struensée est encore au pouvoir, il vous fera arrêter et condamner dans les vingt-quatre heures.

KOLLER.

Et sous quel prétexte ? pour quel crime ?

RANTZAU, lui montrant des lettres qu’il remet sur-le-champ dans sa poche.

En faut-il d’autre que ces lettres écrites par vous à la reine-mère, ces lettres qui contiennent la conception première du complot qui doit éclater aujourd’hui, et où Struensée verra qu’hier même en le servant vous le trahissiez encore ?

KOLLER.

Monsieur, vous voulez me perdre !

RANTZAU.

Du tout ; il ne tient qu’à vous que ces preuves de votre trahison deviennent des preuves de fidélité.

KOLLER.

Et comment ?

RANTZAU.

En obéissant à votre souverain.

KOLLER, avec fureur.

Mais vous êtes donc pour le roi ? vous agissez donc en son nom ?

RANTZAU, avec fierté.

Je n’ai pas de compte à vous rendre ; je ne suis pas en votre puissance et vous êtes dans la mienne ; quand je vous ai entendu hier, devant le conseil assemblé, dénoncer des malheureux dont vous étiez le complice, je n’ai rien dit, je ne vous ai pas démasqué, je vous ai protégé de mon silence : cela me convenait alors, cela ne me convient plus aujourd’hui ; et, puisque vous m’avez demandé conseil, je vais vous en donner un. (D’un air impératif et à demi-voix.) C’est celui d’exécuter les ordres de votre roi, d’arrêter cette nuit, au milieu du bal qui se prépare, Mathilde et Struensée, ou sinon…

KOLLER, dans le plus grand trouble.

Eh bien ! dites-moi seulement que cette cause est désormais la vôtre, que vous êtes un des chefs, et j’accepte.

RANTZAU.

C’est vous seul que cela regarde. Ce soir la punition de Struensée, ou demain la vôtre. Demain vous serez général… ou fusillé… choisissez.

(Il fait un pas pour sortir.)
KOLLER, l’arrêtant.

Monsieur le comte !…

RANTZAU.

Eh bien ! que décidez-vous, colonel ?

KOLLER.

J’obéirai !

RANTZAU.

C’est bien. (Avec intention.) Adieu général !

(Il sort par la porte à gauche, et Koller par le fond.)


ACTE CINQUIÈME.

Un salon de l’hôtel de Falkenskield. De chaque côté une grande porte ; une au fond, ainsi que deux croisées donnant sur des balcons. À gauche, sur le premier plan, une table et ce qu’il faut pour écrire. Sur la table, deux flambeaux allumés.


Scène I.

CHRISTINE, enveloppée d’une mante, et dessous en costume de bal ; FALKENSKIELD.
FALKENSKIELD, entrant en donnant le bras à sa fille.

Eh bien ! comment cela va-t-il ?

CHRISTINE.

Je vous remercie, mon père ; beaucoup mieux.

FALKENSKIELD.

Votre pâleur m’avait effrayé ; j’ai vu le moment où, au milieu de ce bal, devant la reine, devant toute la cour, vous alliez vous trouver mal.

CHRISTINE.

Vous le savez, j’aurais désiré rester ici ; c’est vous qui, malgré mes prières, avez voulu que l’on me vit à cette fête.

FALKENSKIELD.

Certainement ! que n’aurait-on pas dit de votre absence !… C’est déjà bien assez qu’hier, lorsqu’on a arrêté chez moi ce jeune homme, tout le monde ait pu remarquer votre trouble et votre effroi. Ne fallait-il pas donner à penser que vos chagrins vous empêchaient de paraître à cette fête !

CHRISTINE.

Mon père !

FALKENSKIELD, reprenant d’un air détaché.

Qui du reste était superbe. Une magnificence ! un éclat ! et quelle foule dorée se pressait dans ces immenses salons !… Je ne veux pas d’autres preuves de l’affermissement de notre pouvoir ; nous avons enfin fixé la fortune, et jamais, je crois, la reine n’avait été plus séduisante ; on voyait rayonner un air de triomphe et de plaisir dans ses beaux yeux qu’elle reportait sans cesse sur Struensée. Eh ! mais, à propos d’homme heureux, avez-vous remarqué le baron de Gœlher ?