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CHRISTINE.

Qui sera magnifique.

LA REINE.

Sans doute pour célébrer aussi son nouveau triomphe. Et elle m’invite à y assister !

CHRISTINE.

Que répondrai-je, madame ?

LA REINE.

Que je refuse !

CHRISTINE.

Et pour quelles raisons ?

LA REINE, se levant

Eh ! mais, ai-je besoin de vous les dire ? Quiconque se respecte et n’a pas encore renoncé à sa propre estime peut-il approuver par sa présence le scandale de ces fêtes, l’oubli de tous les devoirs, le mépris de toutes les bienséances ?… Ma place n’est pas où président Mathilde et Struensée, ni la vôtre non plus, mademoiselle, et vous vous en seriez aperçue déjà, si, en vous laissant, dans l’intérêt de son ambition, comme demoiselle d’honneur dans une pareille cour, M. de Falkenskield votre père ne vous avait ordonné sans doute de baisser les yeux et de ne rien voir !

CHRISTINE.

J’ignore, madame, qui peut motiver la sévérité et la rigueur dont parait s’armer votre majesté. Je n’entrerai point dans une discussion à laquelle mon âge et ma position me rendent étrangère. Soumise à mes devoirs, j’obéis à mon père, je respecte ma souveraine, je n’accuse personne ; et si l’on m’accuse, je laisserai à ma seule conduite le soin de me défendre ! (Faisant la révérence.) Pardon, madame.

LA REINE.

Eh quoi ! me quitter déjà pour courir auprès de votre reine ?

CHRISTINE.

Non, madame… mais d’autres soins.

LA REINE.

C’est juste… je l’oubliais ; je sais qu’il y a aujourd'hui aussi une fête chez votre père ; il y en a par-tout. Un grand dîner, je crois, où doivent assister tous les ministres ?

CHRISTINE.

Oui, madame.

KOLLER.

Dîner politique !

LA REINE.

Qui a aussi un autre but ; vos fiançailles.

CHRISTINE, troublée.

Ô ciel !

LA REINE.

Avec Frédéric de Gœlher que nous venons de voir, le neveu du ministre de la marine. Est-ce que vous l’ignoriez ? Est-ce que je vous l’apprends ?

CHRISTINE.

Oui, madame.

LA REINE.

J’en suis désolée… car cette nouvelle a vraiment l’air de vous contrarier.

CHRISTINE.

En aucune façon, madame ; mon devoir et mon plus ardent désir seront toujours d’obéir à mon père.

(Elle fait la révérence et sort.)

Scène V.

LA REINE, KOLLER.
LA REINE, la regardant sortir.

Vous l’avez entendue, Koller… ce soir à l’hôtel du comte de Falkenskield. Ce dîner ou doivent se trouver réunis et Struensée et tous ses collègues, c’est ce que j’allais vous apprendre quand on est venu nous interrompre.

KOLLER.

Eh bien ! qu’importe ?

LA REINE, à demi-voix.

Ce qu’il importe !… C’est le ciel qui nous livre ainsi tous nos ennemis à-la-fois. Il faut nous en emparer ou nous en défaire !

KOLLER.

Que dites-vous ?

LA REINE, de même.

Le régiment que vous commandez est cette semaine de garde au palais ; et les soldats dont vous pouvez disposer suffisent pour une pareille expédition, qui ne demande que de la promptitude et de la hardiesse.

KOLLER.

Vous croyez…

LA REINE.

D’après ce que j’ai vu hier, le roi est trop faible pour prendre aucun parti, mais il approuvera tous ceux qu’on aura pris. Une fois Struensée renversé, les preuves ne manqueront pas contre lui et contre la reine. Mais renversons-le ! ce qui est facile, si j’en crois cette liste que vous m’avez confiée et que je vous rends ! C’est le seul moyen de ressaisir le pouvoir, d’arriver à la régence et de gouverner sous le nom de Christian VII.

KOLLER, prenant le papier.

Vous avez raison, un coup de main, c’est plus tôt fait ; cela vaut mieux que toutes les menées diplomatiques, auxquelles je n’entends rien. Dès ce soir je vous livre les ministres morts ou vifs. Point de grâce ; Struensée d’abord, Gœlher, Falkenskield et le comte Bertrand de Rantzau !…

LA REINE.

Non, non, je demande qu’on épargne celui-ci.

KOLLER.

Lui moins que tout autre, car je lui en veux personnellement ; ses plaisanteries continuelles contre les militaires qui ne sont pas