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IVANHOÉ.

fomenté des querelles entre nos ennemis, j’ai converti l’orgie en disputes et en assassinats, j’ai vu couler leur sang, j’ai entendu leurs gémissements d’agonie. Regarde-moi, Cédric : ne trouves-tu pas encore sur cette figure flétrie et avilie quelques traits qui te rappellent le souvenir des Torquil ?

— Ne m’interroge pas, Ulrica, répliqua Cédric d’un ton de douleur mêlé de dégoût et de tristesse ; les traces de ressemblance sont celles qu’on peut trouver sur le cadavre qu’un démon fait sortir du tombeau.

— Soit, répondit Ulrica ; mais ces traits d’un esprit diabolique étaient couverts d’un masque représentant ceux d’un ange de lumière, quand ils parvinrent à semer la discorde entre le vieux Front-de-Bœuf et son fils Réginald. L’obscurité de l’enfer devait cacher ce qui s’ensuivit ; mais il faut que la vengeance soulève le voile, il faut qu’elle pénètre dans les faits mystérieux qui feraient frémir les morts, si on les leur racontait ouvertement. Depuis longtemps couvait le feu étouffé de la discorde entre un père tyran et un fils sauvage ; depuis longtemps j’avais alimenté en secret cette haine dénaturée : elle éclata dans un moment d’ivresse et mon oppresseur tomba à sa propre table, frappé par son fils. Tels sont les secrets cachés sous ces voûtes. Écroulez-vous, murailles maudites, s’écria-t-elle en levant vers le plafond des yeux égarés, et engloutissez dans votre chute tous ceux qui connaissent ces odieux mystères !

— Et toi, créature criminelle et misérable, dit Cédric, quel fut ton sort après la mort de ton ravisseur ?

— Devinez-le, mais ne le demandez pas. Je vécus ici, dans ce château, où je suis restée jusqu’à ce qu’une vieillesse prématurée ait empreint mon visage de ses traits livides, rebutée et insultée là où j’étais jadis obéi ; forcée de borner ma vengeance, qui était autrefois illimitée, aux proportions mesquines du mécontentement d’une servante ou aux vaines malédictions d’une créature impuissante ; condamnée à entendre de ma tourelle isolée le bruit des plaintes