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complètent à merveille, l'un plus profond et plus mûri, l'autre admirablement doué pour tous les arts.

Tous deux, amoureux de la nature, se détendent en de longues randonnées au sein de la vaste forêt de Fontainebleau, où Paul Langevin aimera toujours revenir. Entré brillamment premier à l'EPCI dès seize ans, il se classe constamment en tête de sa promotion: les quelques compositions de mathématiques pieusement conservées de ce temps-là, rédigées avec un soin minutieux et une remarquable clarté, portent presque toutes la note maximum. Au contact du jeune chef de travaux de physique Pierre Curie, qui reçoit volontiers ses élèves dans son laboratoire pour les initier à ses belles recherches personnelles, Paul s'enthousiasme pour la science, et, par cette influence décisive, s'affirme une vocation déjà toute prête à éclore: il renonce à l'industrie, et se consacrera à la recherche et à l'enseignement. Au sortir de l'Ecole, tout en donnant des leçons pour décharger ses parents, il prépare en Sorbonne la licence de physique, qu'il obtient au bout d'un an ; puis une rencontre fortuite l'incite à se présenter à l'Ecole normale supérieure. Il hésite, n'ayant jamais fait de latin ni suivi la préparation spéciale à ce difficile concours. Pourtant, après quelques mois d'un travail solitaire intensif (dont deux heures par jour de latin), il enlève encore une fois aisément la première place, avec une note honorable à une version de Cicéron — ce à quoi les autres candidats s'étaient préparé durant sept ou huit années ! — ; à l'oral, il stupéfie les membres du jury par une érudition tout à fait exceptionnelle. Son interrogateur Marcel Brillouin le rappelait encore un demi-siècle plus tard dans le message qu'il fit parvenir au Jubilé de son ancien élève:

"Que je pense souvent, dans ma quasi-solitude rurale, aux années où j'ai eu le plaisir de vous interroger, pour l'entrée à l'ENS, sans pouvoir trouver une limite à l'étendue, à la clarté, à la précision de vos connaissances, acquises par vous à l'Ecole que vous dirigez maintenant et par la conversation avec le bien regretté Pierre Curie".

A l'Ecole normale, sa solide formation antérieure lui laisse le loisir de passer beaucoup de temps dans la riche bibliothèque, et au laboratoire. Tout de suite il aide Jean Perrin (alors en troisième année) dans ses recherches sur les rayons cathodiques. De ce moment date l'amitié qui les liera toujours en dépit des profondes différences de leurs caractères. Et il se plonge avec avidité dans des lectures approfondies sur les sujets les plus divers, mémoires scientifiques originaux aussi bien que textes littéraires, historiques ou philosophiques, dont il retire encore un très grand enrichissement. Car sa capacité de lecture et d'assimilation est telle que ses camarades ont peine à croire qu'il ait pu lire des livres si vite restitués à la bibliothèque: avec malice il prend alors plaisir à leur rendre compte de telle page qu'ils choisissent au hasard. Tous ses condisciples, littéraires comme scientifiques, garderont un vivant souvenir de cet exceptionnel cacique, si érudit, au caractère à la fois si profond et si plein d'humour.