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Après six semaines de cellule, à Troyes l'amélioration est sensible. L'appartement qui lui est affecté (celui, réquisitionné, d'un israélite en fuite) est clair et bien chauffé ; et les visites de parents et d'amis venant de Paris ne sont pas interdites. Bientôt les milieux enseignants de la ville se groupent autour de Paul Langevin, l'entourent d'amitié et de respect. Les instituteurs du département, en particulier, lui prouvent leur reconnaissance : souvent, en rentrant de promenade, il trouve à sa porte un colis, parfois anonyme, de denrées princières en ces temps de disette, dont il est heureux de faire profiter ses visiteurs parisiens émerveillés par cette abondance! Et il leur prépare lui-même, avec un soin minutieux, le « vrai » café dont ils ont réussi à lui apporter un petit sac. Mais quel contraste entre ce repos forcé et la vie surmenée des dernières années! Pour meubler ses loisirs, le savant lit beaucoup et revient à ses travaux théoriques de prédilection, longtemps délaissés (théorie des ions, chocs entre particules). Il couvre de nouveau, de sa fine et claire écriture, de nombreux cahiers de calculs que n'entache presque aucune rature, et il enverra plusieurs communications à l'Académie des sciences. A la stupéfaction de Joliot, quelques jours lui suffisent pour élucider un très difficile problème sur les chocs entre neutrons et noyaux atomiques, dont une équipe de jeunes mathématiciens n'a pu venir à bout. Et il élabore en cette période la théorie d'un nouvel « Analyseur de mobilités des ions gazeux », qui donnera lieu, bien peu d'années après, à une importante publication posthume. Saisissant aussi une occasion d'enseigner qui lui paraît utile, il s'offre à faire un cours aux élèves-maîtresses de l'Ecole normale du département, qui, avec leurs professeurs, reçoivent cet enseignement avec l'enthousiasme qu'on imagine. Il confectionne à cet effet des modèles d'atomes avec des balles de ping-pong, et dresse en un grand tableau une nouvelle classification des éléments, qu'il a conçue. Les amis troyens de Paul Langevin apprécient chaque jour davantage le rare bonheur d'approcher sans contrainte cet homme à la fois si grand et si simple, dont l'accueil chaleureux, la conversation passionnante et le réconfortant optimisme sont une joie toujours renouvelée. Dans les moments de détente, on découvre en lui une gaîté spontanée, volontiers malicieuse quoique toujours bienveillante, qui s'exprime par ce rire franc des être purs, si bienfaisant aux coeurs inquiets. Cependant, pour le vieil homme, les meilleures périodes sont celles des vacances scolaires, où il a le bonheur d'avoir près de lui son dernier fils, dont la vivacité d'esprit et les réparties font sa joie. Il retrouve toute sa jeunesse de coeur pour éveiller les dons de l'enfant, imagine à son intention de petites expériences éducatives, l'initie déjà à certaines démonstrations mathématiques, et l'emmène à travers champs et forêts, ou à la découverte des vestiges archéologiques de la région.