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Les trois copains burent leur saoûl pour se ravigoter.

Et puis le vent se leva ; la houle verte roula et tangua la barque ; les lames courtes secouèrent les avirons ; le sillage du galion s’éteignit insensiblement, et la barque resta seule, noyée en pleine mer.

Alors Pen-Bras se mit à jurer, la Tourterelle à chanter, et le Vieux à marmotter tête basse. Les avirons partirent à vau-l’eau ; les trois gabelous ballottèrent d’une joue de la barque à l’autre, tandis que les montagnes d’eau la secouaient comme une coque de noix. Et les douaniers perdus entrèrent dans un rêve merveilleux d’ivresse. Pen-Bras voyait un pays doré, du côté de l’Amérique, où on licherait du vin grenat à pleins pots ; et une femme gentille donc, dans une maisonnette blanche, parmi les fûts verdoyants d’une châtaigneraie ; et des petits en ribambelle grignotant des oranges sucrées à manger en salade, et le verger des noix de coco avec du rhum. Et le monde vivrait en paix, sans soldats.

Le Vieux rêvait d’une ville ronde, bien emmuraillée de remparts, où pousseraient par allées des marronniers à feuilles dorées et en fleurs ; le soleil d’automne les éclairerait toujours de ses rayons obliques ; il aurait son petit chez-soi de percepteur, et promènerait à la musique, sur les fortifications, la croix rouge que sa ménagère coudrait à sa redingote. L’or lui donnerait cette belle retraite après un long service sans avancement.