Page:Schumann - Lettres choisies (1827–1840), 1909.djvu/88

Cette page n’a pas encore été corrigée

j’ai allumé un cigare, j’ai rapproché la table de ma chaise, enfoncé ma tête dans les mains et, en un clin d’œil, je me suis trouvé transporté au coin de la « Reichsstrasse ! [1] » ma musique sous le bras : j’allais prendre ma leçon de piano. Ah ! Pourquoi ai-je quitté votre Leipzig où s’ouvrait si majestueusement devant moi tout l’Olympe de l’art musical dont vous m’apparaissiez comme le grand prêtre, alors que, avec votre sereine autorité, vous faisiez tomber des yeux de votre adepte ébloui les voiles qui obscurcissaient sa vue ? Tout s’est passé comme je le prévoyais : en résumé, il y a ici un grand amour de la musique, mais peu de talent ; par-ci, par-là, une critique d’art digne du bon vieux temps, mais peu d’autorité géniale.

Vous savez que j’ai peine à supporter la théorie absolue ; aussi ai-je vécu ici, livré à la rêverie, et ai-je joué très peu de notes. J’ai commencé plusieurs symphonies sans les achever ; j’ai introduit, entre les Institutes et les Pandectes du droit romain, quelques valses de Schubert. Ce trio, en me poussant à rêver, m’a rappelé les heures divines que j’ai passées auprès de vous — et c’est ainsi que je crois n’avoir fait, dans cet état stationnaire, ni grands pas en arrière, ni grands pas en avant. Je sens cependant que mon doigté est devenu plus puissant, plus libre et plus plein d’élan, mais je dois avoir perdu de la perfection et de la précision. Sans me faire valoir le moins du monde, je peux constater qu’on reconnaît ici ma supériorité sur tous les pianistes de Heidelberg. Vous n’avez aucune idée de la négligence et de la rusticité

  1. Rue qu’habitait Wieck à Leipzig.