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des prières ou des sacrifices, la faveur de ces dieux, il était libre de le faire, à ses frais et à ses propres risques ; s’il ne le faisait pas, personne n’y trouvait à redire, l’État moins que tout autre. Chez lui, chaque Romain avait ses lares et pénates particuliers, qui n’étaient en réalité que les images vénérées de ses ancêtres (Apulée, De deo Socratis, chap. xv). De l’immortalité de l’âme et d’une vie après la mort, les anciens n’avaient aucune idée arrêtée, claire, tout au moins dogmatiquement fixée ; ils n’en possédaient que des lueurs vacillantes, indécises et problématiques, chacun à sa façon ; et les notions des dieux n’étaient pas moins diverses, individuelles et vagues. Ainsi, les anciens n’avaient point la religion au sens actuel du mot. L’anarchie et l’absence de légalité ont-elles pour cela régné chez eux ? La loi et l’ordre civil ne sont-ils pas au contraire à ce point leur œuvre, qu’aujourd’hui encore ils ont pour base celle-ci ? La propriété n’était-elle pas parfaitement assurée, quoiqu’elle consistât pour la plus grande partie en esclaves ? Et cet état de choses n’a-t-il pas duré plus de mille ans ?

Ainsi donc, je ne puis reconnaître les fins pratiques et la nécessité de la religion dans le sens indiqué par toi et en si grande faveur aujourd’hui : comme une base indispensable de tout ordre légal. Je dois protester à ce sujet. À un pareil point de vue, l’effort pur et saint vers la lumière et la vérité paraîtrait au moins donquichottesque ; et au cas où il oserait aller, dans le sentiment de son droit, jusqu’à dénoncer la foi sur autorité imposée comme l’usurpatrice qui a pris possession du trône de la vérité et s’y maintient par une fourberie prolongée, cet effort paraîtrait criminel.