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avoir un étendard public du Droit et de la Vertu, et il faut que celui-ci flotte toujours largement au vent. Peu importe quelles figures héraldiques s’y trouvent, pourvu qu’elles indiquent ce qu’on veut exprimer. Une telle allégorie de la vérité est en tout temps et en tout lieu, pour l’humanité prise en masse, un succédané utile de la vérité elle-même, qui lui reste toujours inaccessible, et de la philosophie qu’en aucun cas elle ne peut saisir ; sans parler que cette dernière change quotidiennement de forme et n’a pas encore obtenu l’assentiment général. Ainsi donc les buts pratiques, mon cher Philalèthe, dépassent sous tous rapports les buts théoriques.

Philalèthe. — Ceci rappelle assez bien le conseil du vieux pythagoricien Timée de Locres : τὰς ψυχὰς ἀπείργομεν ψευδέσι λόγοις, εἴ κα μὴ ἄγηται ἀλαθέσι[1] (De animâ mundi, p. 104, édit. H. Estienne) ; et je soupçonne presque que tu désires me donner cet avis, suivant la mode d’aujourd’hui :

Mais, cher ami, le temps approche aussi,
Où nous pourrons nous livrer en paix à la bonne chère[2].

et que ta recommandation signifie qu’il nous faut prendre nos précautions à l’avance, pour que le flot de la populace mécontente et furieuse ne vienne pas nous troubler à table. Mais ce point de vue est aussi faux qu’il est aujourd’hui universellement admis et vanté ; voilà pourquoi je m’empresse de protester

  1. « Nourrissons les âmes de paroles fausses, si les vraies n’y parviennent pas. »
  2. « Doch, guter Freund, die Zeit kommt auch heran,
    Wo wir was Gut’s in Ruhe schmausen mögen. »