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ces tricheries au moyen desquelles nous évitons de rester dans un tête-à-tête permanent avec des réalités trop lourdes pour nous ! La vie ne supporte pas d’être serrée de si près. C’est une croûte mince sur laquelle il faut marcher sans appuyer ; donnez du talon dedans, vous ferez un trou où vous disparaîtrez[1]. » L’opportunisme peut avoir parfois sa raison d’être, mais les âmes élevées n’en abusent pas.

On remarquera que, dans le chapitre final du présent volume, Sur le suicide, Schopenhauer va plus loin qu’il n’était allé dans Le monde comme volonté et comme représentation. S’il n’y prône pas la destruction volontaire de soi-même, il a du moins l’air de l’approuver pleinement, tandis que, ici, il l’avait expressément condamnée. Et voici au nom de quelle raison : la liberté morale — le but éthique le plus haut — ne peut être obtenue que par la négation de la volonté de vivre. Or, c’est à fuir les plaisirs de la vie, et non ses souffrances, que consiste cette négation. Quand un homme détruit son existence en tant qu’individu, il ne détruit nullement sa volonté de vivre. Bien au contraire, il ne demanderait pas mieux que de continuer à poursuivre son existence, si la vie lui donnait la satisfaction qu’il désire, s’il pouvait affirmer sa volonté contre la force des circonstances. Mais celles-ci battent en brèche cette volonté, et il montre, en mettant fin à sa vie, combien il était attaché à ces biens dont la privation lui est insupportable. Ainsi donc, le suicide, loin d’être la négation de la volonté de vivre, en est au contraire l’affirmation la plus énergique. Dans le long intervalle qui sépare son grand ouvrage de celui-ci, le philosophe s’est rapproché de la manière de voir qui tend de plus en plus à prévaloir en cette matière, et qui s’embarrasse assez peu des subtilités métaphysiques.

La lecture de ce second extrait des Parerga et Paralipomena confirme une fois de plus ce qu’on a dit de Schopenhauer, comme on l’avait dit auparavant de Socrate : qu’il a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. Ce n’est pas,

  1. Journal intime d’Amiel, Préface, p. LXVIII.