Page:Schopenhauer - Sur la religion, 1906.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme de la chose donnée ; et quand bientôt on ne sut plus que faire de celui-ci, le monde dut assumer son rôle. Telle est l’origine du panthéisme. Regarder a priori, et sans être influencé, ce monde comme un Dieu, c’est ce dont personne n’aurait l’idée. Ce serait un Dieu bien mal avisé, celui qui ne trouverait pas un meilleur amusement que de se transformer en un monde comme celui-ci ! en un monde si affamé, pour y endurer des misères, la souffrance et la mort, sans mesure ni fin, sous la forme d’innombrables millions d’êtres vivants, mais anxieux et tourmentés, qui ne parviennent à exister un moment ensemble, qu’en se dévorant l’un l’autre ; sous la forme, par exemple, de six millions d’esclaves nègres qui reçoivent chaque jour en moyenne soixante millions de coups de fouet sur leur corps nu, et sous la forme de trois millions de tisseurs européens qui, en proie à la faim et au chagrin, végètent faiblement dans des chambres étouffées ou dans d’horribles salles de fabriques. Et que de cas analogues ! Quel passe-temps pour un Dieu ! Comme tel, il doit être pourtant accoutumé à toute autre chose.

Le prétendu grand progrès du théisme au panthéisme, si on le prend au sérieux et non seulement comme une négation masquée, ainsi qu’il a été dit plus haut, est donc le passage de ce qui n’est pas prouvé et est difficilement imaginable, à l’absurde proprement dit. Si indistincte, vacillante et confuse que puisse être en effet la notion que l’on associe au mot « Dieu », deux attributs sont toutefois inséparables de ce mot la puissance suprême et la sagesse suprême. Or, qu’un être ainsi armé se soit mis lui-même dans la position décrite plus haut, c’est une idée directement absurde ;