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le monde comme volonté et comme représentation

élevés et spécifiés avec plus de précision, à étendre la sphère de son existence au-delà des limites de son corps. Extension qui se fait par la connaissance : l’animal a une sourde perception de son entourage immédiat, et de cette perception naissent des motifs pour son action conservatrice de lui-même. C’est ainsi qu’apparait le centre des motifs, et ce centre est le monde existant objectivement dans le temps et l’espace, le monde comme représentation, quelque faible, quelque vague et crépusculaire que soit cette première image, la plus humble du monde objectif. Mais cette image s’accuse avec une précision sans cesse croissante, gagne en largeur et en perspective, à mesure que dans la série ascendante des organisations animales le cerveau se produit d’une manière de plus en plus parfaite. Cette extension du développement cérébral, c’est-à-dire du développement de l’intellect et de la clarté représentative, à chacun des degrés supérieurs, est amenée par les besoins de plus en plus croissants, de plus en plus complexes de ces phénomènes de la volonté. C’est le besoin qui donne toujours l’impulsion, car sans nécessité la nature (c’est-à-dire la volonté qui s’y objective) ne produit rien, ni surtout la plus difficile de ses œuvres, un cerveau parfait ; cela en vertu de la loi de parcimonie : natura nihil agit frustra et nihil supervacaneum. Elle a muni chaque animal des organes nécessaires à sa conservation, des armes nécessaires à sa défense, comme je l’ai démontré par le menu dans mon traité De la volonté dans la nature sous la rubrique Anatomie comparée : c’est en se conformant à ce même esprit qu’elle a accordé à chacun d’eux le plus important des organes dirigés vers le dehors, le cerveau, avec sa fonction, l’intellect. En effet, plus l’organisation de l’animal devenait complexe par suite d’un développement plus élevé, plus variés aussi et plus spécialement déterminés devenaient ses besoins, plus difficile, en conséquence, et dans une dépendance plus étroite des circonstances, se présentait la manière de se procurer de quoi satisfaire ces besoins. Il fallut dès lors un horizon plus large, une aperception plus juste, une distinction plus précise des objets extérieurs, dans leurs conditions et leurs rapports. Aussi voyons-nous les facultés représentatives et leurs organes, cerveaux, nerfs et organes des sens, gagner en perfection, à mesure que nous nous élevons dans la hiérarchie animale ; et à mesure que se développe le système cérébral, le monde extérieur se représente dans la conscience avec une clarté, une variété de points de vue et une perfection de plus en plus croissantes. L’aperception du monde demande maintenant une attention de plus en plus grande, et en dernier lieu une attention si concentrée qu’il faut quelquefois perdre de vue le rapport de cette attention à la volonté, afin qu’elle se produise avec plus de