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objectivation de la volonté dans l’organisme animal

instant, altérer le lait de la mère et le rendre si pernicieux, que le nourrisson meurt aussitôt dans des convulsions. (Most, Des moyens sympathétiques, p. 16.)

REMARQUE SUR CE QUE NOUS VENONS DE DIRE DE BICHAT

Bichat, comme nous venons de le démontrer, a vu au plus profond de la nature humaine, et en a donné un admirable aperçu ; son livre est une des œuvres les plus profondément pensées de toute la littérature française. Et voici que, soixante ans après cette publication, M. Flourens entame contre elle une polémique subite dans son livre De la vie et de l’intelligence ; sans autre forme de procès, il ose déclarer faux tout ce que Bichat a mis en lumière sur cet important sujet, qui lui appartient en propre. Et qu’est-ce que M. Flourens met en œuvre contre son prédécesseur ? Des contre-arguments ? Que non ! mais des contre-affirmations[1] et des autorités, des autorités bizarres et mal choisies : Descartes… et Gall ! M. Flourens est un cartésien convaincu, et en l’an 1838, Descartes est encore pour lui « le philosophe par excellence ». Sans doute Descartes est un grand homme, mais il n’a fait que frayer la voie : de tous ses dogmes rien ne subsiste, et les invoquer aujourd’hui comme des autorités est du dernier ridicule. Au XIXe siècle s’attacher en philosophie à Descartes, c’est comme si on prétendait suivre Ptolémée en astronomie, ou Stahl en chimie. Mais, pour M. Flourens, les dogmes de Descartes sont des articles de foi. Descartes a enseigné que « les volontés sont des pensées », donc cela est ainsi, bien que chacun éprouve clairement par lui-même que le vouloir et le penser sont aussi distincts que le blanc et le noir ; c’est même cette conscience nette de leur différence qui m’a permis, au chapitre XIX, de l’exposer avec précision, en prenant toujours l’expérience pour fil conducteur.

Mais avant tout pour Descartes, Oracle de M. Flourens, il y a deux substances radicalement distinctes : le corps et l’âme. En conséquence, cartésien orthodoxe, M. Flourens dira : « Le premier point est de séparer, même par les mots, ce qui est du corps de ce qui est de l’âme » (I, 72). Il nous apprend, de plus, que cette « âme réside uniquement et exclusivement dans le cerveau » (II, 137) ; de là, et suivant un passage de Descartes, elle envoie dans les muscles les esprits animaux ses courriers ; mais elle-même ne saurait être affectée que par le cerveau : aussi les passions ont-elles leur siège dans le cœur, qu’elles altèrent, mais leur place est au cerveau. C’est bien de la sorte, en effet, que s’exprime l’oracle de M. Flou-

  1. « Tout ce qui est relatif à l’entendement appartient à la vie animale », dit Bichat, et jusque-là point de doute ; « tout ce qui est relatif aux passions appartient à la vie organique », — et ceci est absolument faux. — Voilà ( ! !) ce qu’a décrété le grand Flourens. (N. de Schopenhauer.)