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le monde comme volonté et comme représentation

Qu’est-ce que la connaissance ? — C’est avant tout et essentiellement une représentation. — Qu’est-ce que la représentation ? — Un processus physiologique très complexe, s’accomplissant dans le cerveau d’un animal, et à la suite duquel naît dans ce même cerveau la conscience d’une image. — Évidemment cette image ne saurait avoir qu’un rapport très médiat à quelque chose de tout à fait distinct de l’animal, dans le cerveau duquel elle s’est produite. — Voila peut-être la manière la plus simple et la plus claire de mettre en évidence l’abîme profond qui sépare l’idéal du réel. Cette différence radicale ressemble en un point au mouvement de la terre : on n’en a pas une conscience immédiate. Aussi les anciens n’avaient-ils remarqué ni l’une ni l’autre. En revanche, dès que Descartes eut posé le problème de la connaissance, cette question ne cessa plus de préoccuper les philosophes. Et enfin, après que Kant eut établi, avec une profondeur de raisonnement jusqu’alors inconnue, la diversité complète de l’idéal et du réel, ce fut une tentative aussi hardie qu’absurde d’affirmer l’identité absolue de ces deux éléments, en se fondant sur une intuition intellectuelle arbitraire ; il est vrai que les pseudo-philosophes connaissaient admirablement le sens philosophique de leur public, et c’est pourquoi leur entreprise a été couronnée de succès. — La vérité, c’est que les données immédiates de notre conscience comprennent une existence subjective et une existence objective, ce qui est en soi et ce qui n’est qu’au point de vue d’autrui, un sentiment de notre moi propre et un sentiment d’autre chose, et ces données se présentent à nous comme étant si radicalement distinctes, qu’aucune autre différence ne saurait être comparée à celle-là. Chacun se connaît immédiatement soi-même, et n’a de tout le reste qu’une connaissance médiate. Voilà le fait ; voilà aussi le problème.

Quant à savoir si, grâce à des processus ultérieurs du cerveau, les représentations intuitives ou images qui y sont nées donnent naissance par voie d’abstraction à des concepts généraux (universalia), concepts qui permettent des combinaisons nouvelles et par quoi la connaissance devient raisonnable, devient pensée, — ce n’est plus là la question essentielle ; c’est un problème d’une importance secondaire. Car tous ces concepts empruntent tout leur contenu à la seule représentation intuitive. Celle-ci est donc la connaissance originaire, et doit seule être prise en considération dans cette recherche des rapports de l’idéal et du réel. Aussi, appeler ce rapport celui de l’être et de la pensée, c’est témoigner d’une ignorance complète du problème ; et en tout cas c’est le fait d’une philosophie peu habile.

La pensée n’a de rapports immédiats qu’avec l’intuition, mais l’intuition en a avec l’existence en soi de ce qui est intuitivement