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le monde comme volonté et comme représentation

sance de la volonté dans la conscience de soi n’en est donc pas l’intuition, mais un sentiment tout à fait immédiat de ses excitations successives. Au contraire dans la connaissance dirigée vers le dehors, qui est préparée par les sens et achevée dans l’entendement, qui a pour forme non seulement le temps mais aussi l’espace, qui réunit intimement ces formes au moyen de la loi intellectuelle de causalité, et qui par cette causalité devient intuition, dans cette connaissance, dis-je, ce même pouvoir, qui dans la conscience immédiate était saisi comme volonté, se représente intuitivement sous la forme d’un corps organisé. Ce corps, par ses mouvements successifs, représente intuitivement les actes volontaires ; par ses parties et ses formes, il incarne les aspirations durables et le caractère fondamental de la volonté individuelle ; les souffrances mêmes et les plaisirs du corps sont des affections tout à fait immédiates de cette même volonté.

Cette identité du corps avec la volonté éclate tout d’abord dans les actes successifs de chacun des deux. Car ce qui dans la conscience de soi est reconnu comme un acte de volonté réel et immédiat, en même temps et sans délai se présente extérieurement sous forme de mouvement corporel. Nos décisions momentanées produites par des motifs non moins momentanés sont aussitôt reflétées par autant d’actes corporels, images aussi exactes d’eux-mêmes que l’ombre qu’ils projettent. Un observateur non prévenu en tirera le plus simplement du monde cette conclusion, que le corps n’est que le phénomène extérieur de la volonté, c’est-à-dire la manière dont la volonté se représente dans l’intellect intuitif ; c’est la volonté même sous la forme de la représentation. Si nous nous dérobons de force à cette vérité qui s’impose à première vue, tant elle est claire et immédiate, le processus de notre propre corps nous fera pendant quelque temps l’effet d’un miracle ; étonnement provoqué par ce fait, qu’entre l’acte volontaire et l’acte corporel il n’y a pas en réalité de lien causal. Les deux sont immédiatement identiques ; ce qui fait leur diversité apparente, c’est que la même chose est saisie par deux manières de connaître différentes, la connaissance interne et la connaissance externe.

Le vouloir réel est inséparable de l’action ; un acte volontaire n’est tel au sens le plus étroit du mot qu’après la consécration de l’action. De simples résolutions, au contraire, ne sont jusqu’au moment de l’exécution que des projets et par conséquent choses du cerveau : comme telles elles siègent dans le cerveau, n’étant rien de plus que des supputations nettement établies de la force relative des divers motifs en conflit, de sorte que ces décisions sont très vraisemblables mais non infaillibles. Souvent en effet elles sont abandonnées, non pas seulement par suite d’un changement