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le monde comme volonté et comme représentation

ne subit ni atteinte ni modification ; nous éprouvons toujours le même besoin de vouloir et de vouloir dans un même sens. À certains égards même la volonté se montre plus énergique dans la vieillesse ainsi, pour ce qui est de l’attachement à la vie, qui augmente avec les années, de même encore la vieillesse s’obstine avec plus de persévérance dans une résolution une fois prise, elle s’entête, ce qui s’explique par ce fait que l’intellect n’est plus aussi accessible à des impressions différentes, que l’affluence des motifs qui produisait la mobilité de la volonté n’a plus lieu : voilà pourquoi la colère et la haine des vieillards sont implacables :

The young man’s wrath is like light straw on fire ;
But like red-hot steel is the old man’s ire.

Old Ballad[1]

Toutes ces considérations prouveront clairement à tout observateur un peu profond que l’intellect parcourt une longue série de développements successifs pour s’acheminer, comme toute chose physique, à la ruine, que la volonté reste en dehors de ces évolutions, ou du moins qu’elle n’y participe que dans une faible mesure : au commencement de sa carrière, elle lutte contre l’intellect, instrument encore incomplet, et à la fin de la vie il lui faut résister à l’usure de ce même outil ; mais elle-même apparaît comme une chose toute faite et immuable, qui n’est pas soumise aux lois du temps ni à celle du devenir et de l’anéantissement dans le temps. Par là elle se caractérise comme élément métaphysique, en dehors du monde phénoménal.

IX. — C’est un juste sentiment de cette différence fondamentale qui donne naissance aux termes, généralement usités et exactement compris par presque tous, de tête et de cœur ; termes excellents et caractéristiques et qui se retrouvent dans toutes les langues. Nec cor nec caput habet, dit Sénèque de l’empereur Claude (Ludus de morte Claudii Cesaris, ch. viii). C’est à bon droit que le cœur, ce primum mobile de la vie animale, a été adopté comme symbole, comme synonyme même de la volonté ; il sert à la désigner comme essence primitive de notre existence phénoménale, en opposition à l’intellect qui est véritablement identique à la tête. Tout ce qui est chose de la volonté, au sens le plus large du mot, tel que le désir, la passion, la joie, la douleur, la bonté, la méchanceté, de même ce que les Allemands appellent Gemüth (les choses du sentiment) et qu’Homère désigné par φίλον ἥτορ, est attribué au cœur. Ainsi l’on dit : il a mauvais cœur ; son cœur est suspendu à telle

  1. « La colère du jeune homme est semblable à un feu de paille, Mais le courroux du vieillard ressemble à un acier chauffé à blanc. »