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du primat de la volonté dans notre conscience

en effet que ce sont là des témoins qui déposent contre son caractère actuel même. On m’a dit que Gall, ce craniographe doublé d’un psychologue, chaque fois qu’il entrait en relations avec un inconnu, le mettait sur le chapitre de ses années et de ses tours de jeunesse ; il essayait ainsi de surprendre à la dérobée ses traits de caractère, étant convaincu que ce caractère n’avait pu se modifier depuis. Voilà aussi pourquoi nous jetons un regard indifférent, complaisant même sur les folies et l’inintelligence de nos premières années, tandis que les traits de caractère dépravé qui s’y sont manifestés, les actions méchantes et perfides que nous y avons commises, se dressent dans l’extrême vieillesse encore devant notre conscience comme un reproche éternel qui nous torture. Le caractère apparaît tout fait à partir d’un certain âge et dès lors demeure invariablement le même jusqu’à l’extrême vieillesse. Les atteintes de l’âge, qui consume peu à peu les forces intellectuelles, n’entament point les qualités morales. La bonté du cœur chez le vieillard nous le fait aimer et honorer, alors même que son cerveau révèle des faiblesses qui le ramèneront peu à peu à l’enfance. La douceur, la patience, l’honnêteté, la véracité, le désintéressement, l’humanité se conservent à travers toute la vie et ne se perdent pas par suite de la faiblesse inhérente à l’âge ; à tous les moments de lucidité du vieillard ces vertus apparaissent dans toute leur intégrité, comme le soleil qui sort des nuages un jour d’hiver. Et d’autre part la méchanceté, la perfidie, la cupidité, la dureté de cœur, la fausseté, l’égoïsme et les dépravations de toute espèce demeurent jusqu’à l’extrême vieillesse, sans rien perdre de leur caractère premier. Loin de le croire, nous ririons au nez de celui qui viendrait nous dire : « Autrefois j’étais un méchant coquin, mais aujourd’hui je suis un homme honnête et généreux. » Aussi le vieil usurier dans Vigels fortunes de Walter Scott est-il un caractère d’une grande vérité psychologique ; l’auteur nous montre avec beaucoup de talent comment l’avarice passionnée, l’égoïsme, l’injustice sont en pleine fleur chez un vieillard, semblables aux plantes vénéneuses qui poussent en automne, et comment ces vices se manifestent encore avec force alors que l’intellect est déjà retombé en enfance. Les seules modifications que subissent nos penchants sont celles qui résultent directement de la diminution de nos forces physiques et par là de notre faculté de jouir ; c’est ainsi que la volupté fera place à l’ivrognerie, l’amour du luxe à l’avarice, et la vanité à l’ambition ; ainsi le même homme qui, avant d’avoir de la barbe, en portait une postiche, teindra plus tard en brun sa barbe devenue grise. Ainsi donc, tandis que toutes nos forces organiques, la vigueur musculaire, les sens, la mémoire, l’esprit la raison, le génie s’usent et s’émoussent avec l’âge, la volonté seule