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le monde comme volonté et comme représentation

suit pas moins une marche continue : la faculté de former des concepts originaux, l’imagination, la souplesse de l’esprit, la mémoire s’affaiblissent sensiblement, et cette décadence aboutit à la vieillesse bavarde, sans mémoire et presque sans conscience, et qui finit par devenir une seconde enfance.

La volonté au contraire n’est pas entraînée dans ce tourbillon de modifications ; du commencement à la fin elle demeure immuablement la même. La volonté n’a pas besoin, comme la connaissance, d’être apprise ; dès le début elle s’exerce avec une entière perfection. L’enfant nouveau-né a des mouvements impétueux, crie et se démène ; sa volonté s’accuse violemment, bien qu’il ne sache pas encore ce qu’il veut. Car le centre des motifs, l’intellect n’a encore reçu aucun développement ; la volonté est plongée dans une ignorance profonde du monde extérieur où se trouve son objet : comme un prisonnier, elle se débat avec fureur contre les murs et les barreaux de sa geôle. Mais peu à peu la lumière se fait ; aussitôt se manifestent les traits fondamentaux du vouloir humain, dans sa forme générale, ainsi que la tournure individuelle propre à chacun. Le caractère apparaît déjà : sans doute il ne se révèle d’abord que par des traits faibles et indécis, et cela parce que l’intellect, agent des motifs, fait imparfaitement sa besogne : mais un observateur attentif le verra bientôt s’affirmer dans toute sa rigueur, et peu de temps après personne n’en pourra plus méconnaître la présence. Des traits de caractère se dessinent en relief qui persévéreront toute la vie durant ; les tendances principales de la volonté, les émotions faciles à provoquer, la passion dominante s’accusent. On connaît le prologue muet qui, dans Hamlet, précède le drame qu’on va représenter devant la cour et qui en annonce le contenu au moyen de la pantomime ; eh bien ce que le prologue est au drame, notre conduite à l’école l’est à la suite de notre vie. Il n’en est pas ainsi des facultés intellectuelles qui apparaissent chez l’enfant : on n’en saurait aucunement pronostiquer ses capacités futures ; tout au contraire les ingenia præcocia. les enfants prodiges deviennent généralement dans la suite des esprits superficiels ; tandis que le génie présente souvent, dans l’enfance, une certaine lenteur de conception, et cela parce qu’il pense profondément. Cette observation expliquera facilement pourquoi tout le monde conte en riant et sans en rien dissimuler toutes les sottises et les imbécillités de son enfance, pourquoi Gœthe, par exemple, nous apprend qu’étant enfant il jeta par la fenêtre toute une batterie de cuisine (Fiction et vérité, vol. I, p. 7) ; chacun de nous sait, en effet, que ces folies n’émanent que de la partie mobile de nous-mêmes. Un esprit prudent ne révélera point par contre les mauvais tours de son enfance, les traits de caractère méchants et perfides qui s’y sont accusés ; il comprend