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le monde comme volonté et comme représentation

l’honnêteté et le dévouement, que nous avons secouru mainte personne, que nous avons pardonné à mainte autre, que nous avons été meilleurs envers les hommes qu’ils ne l’ont été à notre égard, si bien que nous pouvons nous écrier avec le roi Lear : « Je suis un homme contre lequel il a été plus péché qu’il n’a péché lui-même. » Et cette satisfaction sera à son comble, si dans quelque recoin de notre souvenir brille une noble action. Un sentiment de grave recueillement accompagnera la joie que procure une telle revue : et si nous nous apercevons que les autres nous sont inférieurs à cet égard, nous n’en éprouverons aucun plaisir, nous le déplorerons plutôt et formerons le souhait sincère que tous puissent nous ressembler. — Qu’ils sont différents, les effets que produit la conscience de notre supériorité intellectuelle ! Le fond des sentiments auxquels elle donne naissance est admirablement caractérisé dans la devise de Hobbes que nous avons citée plus haut : « Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso. » Une vanité superbe et triomphante, une pitié faite de hauteur et de dédain à l’égard d’autrui, le chatouillement délicieux que donne la conscience d’une supériorité marquée et éclatante, et qui se rapproche de cet orgueil que nous font éprouver nos avantages physiques, tel est le bilan du contentement de soi, seconde manière. — Ce contraste entre ces deux sortes de contentements montre bien que l’une d’elles concerne notre être vrai, intime et éternel, tandis que l’autre se rapporte à des avantages plus extérieurs, purement temporels, pour ainsi dire purement physiques. Et, par le fait, l’intellect n’est-il pas une simple fonction du cerveau ? Tandis que la volonté est la fin, dont l’homme tout entier, dans son existence et dans son essence, est la fonction.

Jetons un regard en dehors de nous, considérons que ὁ βίος βράχυς, ἡ δὲ τέχνη μαϰρά (vita brevis, ars longa), et voyons comme les plus grands et les plus beaux esprits sont enlevés par la mort, au moment même où s’annonçait le complet épanouissement de leur force créatrice, comme de grands savants sortent de l’existence, au moment même où la science se révélait à eux dans ses profondeurs secrètes. N’est-ce pas là une nouvelle confirmation de cette vérité, que le sens et le but de la vie ne sont pas intellectuels, mais moraux ?

Enfin, l’intellect subit avec le temps des modifications très considérables, tandis que la volonté et le caractère demeurent en dehors de son atteinte, nouveau phénomène caractéristique lui aussi de la différence profonde qui sépare les qualités intellectuelles des qualités morales. — Le nouveau-né ne sait faire encore aucun usage de son entendement, mais dans l’espace des deux premiers mois