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du primat de la volonté dans notre conscience

spirituel ; mais s’il s’agit de relations d’amitié, tout dépendra des qualités morales. C’est sur elles que repose notre estime véritable pour un homme, et un seul beau trait de caractère couvre et efface de grands défauts de l’entendement. La bonté du caractère reconnue chez les autres nous fait passer sur les faiblesses de l’esprit, comme aussi sur l’hébétement et les manières puériles de la vieillesse. Un caractère franchement noble, malgré l’absence de toutes qualités intellectuelles et de toute éducation, nous paraît complet et ne manquer de rien ; au contraire le plus grand esprit même, s’il est entaché de graves souillures morales, nous paraîtra toujours repréhensible. Car, de même que les torches et les fusées pâlissent et perdent tout éclat devant le soleil, ainsi l’esprit, le génie même et pareillement la beauté sont éclipsés, obscurcis par la bonté du cœur. Quand cette bonté a jeté des racines profondes dans l’âme d’un individu, elle compense à tel point le manque de qualités intellectuelles, que nous rougissons d’en avoir pu un moment déplorer l’absence. La plus grande étroitesse d’esprit et la laideur la plus grotesque se transfigurent en quelque sorte, dès qu’elles se montrent accompagnées d’une extraordinaire bonté de cœur ; dès lors une beauté d’essence supérieure s’y attache, et il semble qu’elles parlent le langage d’une sagesse devant laquelle toute autre doit demeurer muette. La bonté du cœur est une qualité transcendante, qui relève d’un ordre de choses en soi dépassant ce monde, elle a par-dessus toute autre perfection une valeur incommensurable. Quand elle existe à un haut degré, elle élargit tellement le cœur qu’il embrasse l’univers entier, et n’en laisse rien en dehors ; un tel cœur identifie tous les êtres au sien propre. Cette bonté nous donne envers les autres une indulgence sans bornes, dont nous n’usons à l’ordinaire qu’envers nous-mêmes. L’homme idéalement bon n’est pas capable de s’irriter quand même ses propres défauts, intellectuels ou physiques, auront provoqué des railleries méchantes, il ne s’en prendra qu’à lui-même d’en avoir fourni le prétexte, et continuera comme par le passé à être plein de bienveillance à l’égard de ses railleurs, soutenu par l’espoir qu’ils reviendront sur leur erreur et ne tarderont pas à se reconnaître en lui-même. — À côté de cette vertu, qu’est l’esprit, qu’est le génie ? qu’est-ce qu’un Bacon de Vérulam ?

Telle est la conclusion à laquelle nous fait aboutir l’analyse de notre estime pour autrui ; l’analyse de notre estime pour nous-mêmes nous conduira au même résultat. Quelle différence radicale entre le contentement de soi qui repose sur des raisons morales, et le contentement de soi provoqué par des motifs intellectuels ! Celui-là se produit, lorsqu’un regard jeté sur notre vie passée nous montre que nous avons pratiqué, au prix de lourds sacrifices,