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le monde comme volonté et comme représentation

Les rapprochements, les associations, les fréquentations entre hommes se fondent généralement sur des rapports qui concernent la volonté, rarement sur des rapports concernant l’intellect : la première sorte de communauté peut être appelée matérielle, la seconde formelle. À la première catégorie appartiennent les liens de famille et de parenté, et de plus toutes les associations qui reposent sur un but ou un intérêt commun : intérêts de profession, d’état, de corporation, de parti, de faction, etc. L’essentiel, dans ces sortes d’associations, ce sont les sentiments, c’est l’intention la plus grande diversité d’intelligence ou de culture peut exister chez les divers membres. Aussi non seulement chacun peut-il vivre en paix et en concorde avec son voisin, mais encore peuvent-ils s’allier et se concerter en vue de leur bonheur commun. Le mariage, lui aussi, est une alliance des cœurs et non des têtes. Il en est tout autrement de la communauté formelle, qui ne suppose qu’un échange de pensées : celle-ci exige une certaine égalité des facultés intellectuelles et de l’éducation. De grandes différences de cette nature creusent entre deux hommes un abîme infini tel l’abîme qui sépare un grand esprit d’un imbécile, un savant d’un paysan, un homme de cour d’un matelot. Ces êtres hétérogènes ont grand’peine à s’entendre, tant qu’il s’agit d’échanger des pensées, des représentations, des manières de voir. Néanmoins une amitié matérielle très étroite peut exister entre eux, ils peuvent être des alliés fidèles, des conjurés, des obligés. Car ils sont homogènes en tout ce qui concerne la volonté, comme amitié, inimitié, honnêteté, dévouement, perfidie, trahison à cet égard, tous sont pétris de la même pâte, et ni l’esprit ni l’éducation ne créent des différences dans ce domaine ; bien plus, ici l’homme non cultivé confond souvent le savant, le matelot, l’homme de cour. Car les mêmes vertus, les mêmes vices, les mêmes inclinations et passions coexistent avec les degrés d’éducation les plus divers ; et ces états volontaires, bien que modifiés dans leurs manifestations, reconnaissent vite leurs pareils chez les individus les plus hétérogènes mêmes : suivant la communauté ou l’opposition des sentiments, ces individus se rapprochent ou se combattent.

De brillantes qualités d’esprit nous valent l’admiration, non la sympathie d’autrui ; celle-ci demeure réservée aux qualités morales, à celles du caractère. Chacun de nous prendra plutôt pour ami l’homme honnête et bienveillant, ou même l’homme complaisant, indulgent et de bonne composition, que l’homme simplement spirituel. Nous lui en préférerons beaucoup d’autres pour des qualités même insignifiantes, accidentelles, extérieures, mais qui répondent justement à nos propres penchants. Il faut aussi avoir soi-même beaucoup d’esprit pour désirer la compagnie d’un homme